Amélioration de la définition de l’intimité du chercheur

Introduction

Le postulat initial sur lequel cette recherche s’appuie est celui de la figure du chercheur comme constituée d’écritures puisque le parcours de recherche en est jalonné de toutes sortes : des ensembles de textes d’abord sous forme de mémoire et de thèse, des diplômes ou des qualifications, puis des articles et des monographies, des demandes de subvention, des carnets, des conférences, un curriculum vitae, des lettres, des compte-rendus, des observations, des découvertes, des analyses, des posts sur les réseaux sociaux ou encore des billets de blog, des courriels, etc. Cette figure sociale est un corps de textes mû par l’écriture et possède un noyau : l’intime. Plusieurs formats d’écritures savantes numériques viennent d’être nommés, ils constituent cependant un champ très vaste et plusieurs objets de recherche qui ne pourront pas tous être couverts. L’ensemble nommé « écritures savantes » représente la totalité des écritures qui peuvent être rattachées à une figure sociale (celle du savant). Parmi toutes les écritures savantes se trouvent les publications scientifiques. Ces publications sont un sous-ensemble sur lequel nous nous focaliserons pour notre recherche, et nous exclurons les autres.

Dans cette recherche est étudiée l’intimité telle qu’elle est produite par les publications scientifiques.

L’intime ici mobilisé porte spécifiquement sur l’intimité des chercheurs telle que celle-ci est produite par le processus d’édition scientifique dans un environnement numérique. C’est un processus que l’on peut délimiter entre deux actes, celui de la création du document source et celui de la publication du document source une fois que de multiples transformations lui sont opérées.

Néanmoins, l’établissement d’un lien entre la notion qu’est l’intime et les productions académiques n’est pas inné et nécessite d’être expliqué. Ce chapitre a donc pour objectif de définir ce que nous nommons intimité du chercheur. Afin de la caractériser, nous découpons ce chapitre en deux parties. Lors de la première partie, nous présentons l’histoire de l’intime, dont les origines remontent au début de notre ère entre la fin de la période hellénistique et le début de l’expansion du christiannisme, et portent en elle les héritages culturels, notamment stoïciens [hadot] et chrétiens [simonet-tenant], ainsi que de multiples acceptions qui la rendent de prime abord difficile à saisir. Que l’intime signifie confession religieuse, confidence à un ami, relation à l’autre (familiale, amicale ou amoureuse) ou encore rapport à soi, à son corps et à sa sexualité [montemont], nous englobons ces différentes acceptions sous la définition suivante : l’intime désigne des rapports et des liens à soi et à l’autre (Jullien, 2013) rendus accessibles par le truchement d’objets ou d’espaces. Malgré son aspect très générique, cette définition permet de mettre en évidence le caractère insaisissable et paradoxal de l’intime de par la tension qu’il y a entre la définition de l’intime en tant que relation immatérielle et la définition de l’intime en tant que « conquête d’un espace » (Simonet-Tenant, 2020), c’est-à-dire un lieu ou un objet pourvu d’une matérialité.

Plutôt que de résoudre ce paradoxe, une deuxième partie est dédiée à y échapper grâce à un renversement de paradigme où l’individu n’est plus au centre de l’intime au profit du medium qui jusque-là en était seulement le support.

[parler des traces de l’intime, de leur matérialité et indicialité et grâce à elle, nous pouvons définir l’intimité du chercheur]

Histoire de l’intime

L’intime n’est pas la notion la plus simple à définir, car comme cela vient d’être mentionné il s’agit d’un terme dont l’histoire est ancienne. En occident, nous retrouvons des traces des premiers emplois de cet adjectif durant l’Antiquité, au tout début de notre ère (Sénèque, s. d.). Depuis cette époque, il embarque une multitude d’acceptions différentes allant de la chambre à soi au journal intime en passant par la confession chrétienne. De nos jours, soit l’intime réfère à un rapport à soi-même, soit à un rapport à l’autre. Il désigne souvent un espace privé, à soi, qui doit être mis en tension avec un espace public depuis lequel accéder à l’intime devrait être impossible. Ce qui fait de l’intime quelque chose qui ne se donne pas à voir, quelque chose qui relève d’une dimension personnelle et appartient à l’individu : en ce sens l’intime est relatif aux choses qu’on ne souhaite pas montrer à tout le monde, comme cela peut être le cas pour le corps et ses parties les plus sensibles. De plus, l’intime embarque avec lui tout un imaginaire relatif aux corps et à la dimension sexuelle au sein de relations entre individus. Il désigne aussi des secrets que l’on souhaite cacher, par exemple sous forme d’écritures dans des journaux ou correspondances (à notre époque via des messageries électroniques).

Le CNRTL1 détaille toute une liste de définitions qui viennent compléter les quelques exemples qui viennent d’être énoncés. Le dénominateur commun de toutes ces situations est la dimension subjective qu’elle implique. L’intime relèverait donc d’une forme de vécue à la première personne que chacun, en tant que subjectivité sensible, est en mesure de délimiter selon des conventions culturelles et sociales. Par exemple, les relations sexuelles ne doivent pas se dérouler dans un espace public : elles relèvent du privé et du rapport entre deux personnes (ou plus) et ne doivent pas être dévoilées à la vue de tous. La liste des exemples pourrait être infinie tant les sujets concernés sont vastes : nous pouvons considérer que tout ce qui relève de l’individu et du non-dit en public peut appartenir à la sphère privée et à l’intime, comme par exemple les questions de genre, de sexualité et d’identité qui sont délicates à aborder en public si elles sortent des standards culturels. Néanmoins, nous devons faire attention à ne pas sur-interpréter cet emploi du privé. « L’espace privé » convoqué n’est pas relatif à une propriété privé, un espace sur lequel il est possible d’émettre un titre de propriété, c’est-à-dire un espace qui deviendrait une marchandise et intégrerait une forme économique de la transaction comme nature. L’appartenance associée à l’intime est un abus de langage, celle-ci doit être interpréter en tant qu’être : l’intime est l’individu, ce qui le constitue aux tréfonds de lui-même. De par sa nature subjective et affective, l’intime ne peut pas être négocié ou monneyé et cela malgré les différentes politiques et controverses que nous connaissons aujourd’hui, comme cela est le cas avec le numérique avec l’exemple de toutes les polémiques sur les données personnelles. Nous ne traiterons pas ici de ces questions et de ces controverses qui font déjà l’objets d’autres recherches dans de multiples disciplines.

Françoise Simonet-Tenant, professeure de Lettres modernes (XXe siècle) à l’Université de Rouen, est spécialiste de l’écriture de soi. Ses travaux convoquent la notion d’intime depuis plusieurs années. En 2020, elle en propose l’histoire dans un article intitulé « Pour une approche historique de l’intime » publié dans la revue Cliniques (Simonet-Tenant, 2020). Elle y démontre que le XVIIIe siècle est un tournant dans la définition de l’intime qui, depuis le Ve siècle avec Saint-Augustin, véhicule surtout sa relation avec le sacré et l’acte de confession qui est rendu obligatoire par le concile de Latran IV (1215). La confession est un dialogue entre un homme d’église et le ou la confessée. Cette personne dévoile à Dieu par l’intermédiaire de l’église sa vie intérieure, ses péchés ou ce qui est considéré comme tel, avec pour objectif la recherche de l’absolution. Cette obligation de se confesser au moins une fois par an pourrait être la fondation de ce que l’auteure nomme la culture de l’intime. D’ailleurs, au XVIIe siècle, l’intime est définie pour la première fois dans un dictionnaire en dehors de la sphère sacrée comme un lien à un ami à qui l’on se confie. L’acte de mise en récit de soi, que l’on se confesse ou que l’on se confie, mobilise l’autre à travers le préfixe con-. Pourtant, à partir du XVIIIe siècle, l’intime bascule « d’un mode relationnel à la conquête de l’intériorité » (Simonet-Tenant, 2020). Il ne s’agit plus seulement de raconter sa vie intérieure mais d’associer des espaces nommés à celle-ci : par exemple la chambre à coucher ou encore le boudoir. Ce fait est expliqué par plusieurs phénomènes rencontrés lors de ce siècle : la spécialisation des pièces à vivre de la maison, l’engouement pour les serrures, mais aussi l’essor du système postal et le mouvement culturel romantique. Du côté de la littérature, toujours au XVIIIe siècle, l’oeuvre de Rousseau, Les Confessions, dont il tire probablement le nom des Confessions d’Augustin, marque les débuts des récits autobiographiques. Cette oeuvre démontre le changement qui s’opère entre la réalisation d’aveux et la conquête d’un espace, celui du livre et de l’espace public. Rousseau se raconte et confie son autobiographie au livre qui est le medium entre lui et ses lecteurs.

D’autre part, Véronique Montémont croise deux méthodes d’analyses diachroniques pour s’y retrouver « dans la jungle de l’intime » (Montémont, 2009). Le constat initial de cette recherche relève de l’évolution sémantique complexe de l’intime au cours de son histoire. Afin de s’y orienter, V. Montémont s’appuie sur deux approches. La première est une analyse lexicographique dont l’objectif est de mettre en évidence les variations de la définition de l’intime dans un corpus de dictionnaires s’étalant sur la période allant du début du XVIIe jusqu’au XXIe siècle. La seconde analyse concerne l’exploration de deux corpus de textes, issus de la Bibliothèque Nationale de France et de la base de données Frantext, dont l’analyse doit confirmer ou infirmer les résultats obtenus avec la première méthode. Les résultats observés permettent de mettre en évidence les grandes tendances sémantiques de l’intime. V. Montémont remarque tout d’abord que le terme intime n’apparaît qu’en de très rares occasions avant le début du XVIIe siècle. Ces apparitions sont très marginales et ne réfèrent qu’au champ sémantique religieux. Alors qu’à partir du début du XVIIe siècle, les données lexicométriques associent l’intime à une relation amicale ou amoureuse. Il faut attendre le début du XVIIIe siècle pour voir réapparaître la dimension étymologique et religieuse relative à l’intériorité dans les définitions de l’intime et provoquer cette « conquête de l’intériorité » que décrit F. Simonet-Tenant quelques années plus tard. Toutefois, les deux méthodes montrent qu’il faut attendre le début du XIXe siècle pour que l’intime élargisse son champ d’action aux objets, comme le journal intime dont l’essor débute à ce siècle alors que les débuts des pratiques diaristiques remontent au XVIIIe siècle avant la Révolution française. Le corps est très peu associé à l’intime jusqu’au XIXe siècle. Pour ce siècle, V. Montémont associe l’apparition de quelques occurrences liées au corps à l’émergence de pratiques d’hygiène corporelle dûes à l’apparition des salles de bain dans les foyers.
Il faudra attendre le XXe pour que l’intime soit affublé de sa dimension sexuelle, dont une corrélation pourrait être tirée de l’expansion du marché pornographique.

Ce survol des différents sens que comporte le concept d’intime nous montre une évolution très tardive vis-à-vis de l’étendue de son histoire. Une théorie apportée par V. Montémont pour expliquer ce phénomène est que l’intime, du fait de sa plasticité, est « victime de son succès » et qu’à partir du XIXe siècle, il fait l’objet d’« étiquettes [qui] relèvent, de manière flagrante, de stratégies éditoriales et publicitaires ». Cet engouement pour l’intime à divers emplois participe à créer un trouble sémantique et « fragilise l’intime », d’où un intérêt de certains à lui « fixer une réalité » et à le théoriser. Cette brève histoire de l’intime est concentrée sur la période du XVIIe siècle jusqu’à nos jours, ce qui correspond au moment de la laïcisation de l’intimité et à l’évolution de ces acceptions en France. L’intimité du chercheur telle que nous l’employons ne se rapporte pas aux acceptions qui viennent d’être mentionnées. Cependant, comme l’a montré F. Simonet-Tenant, l’intimité comporte une longue tradition chrétienne que l’on peut également explorer afin de circonscrire un peu plus cette notion.

Les Confessions d’Augustin

Vers la fin du IVe siècle, Augustin d’Hippone rédige et publie plusieurs ouvrages dont les très célèbres Confessions qui, encore aujourd’hui, font couler beaucoup d’encre (Augustin, 1993). Plus connu sous le nom de Saint-Augustin, il se converti tardivement au christiannisme (Augustin, 1993, p. 257) – tout un livre des Confessions est dédié à cette conversion profonde – et devient l’une des figures majeures de la pensée chrétienne de cette époque. Ses écrits sont de ceux qui permirent l’absorption de la tradition philosophique antique dans la philosophie chrétienne (Augustin, 1993, p. 71, p.399)  dont il se détache surtout sur le plan théologique. Les Confessions appartiennent à la catégorie des récits autobiographiques. L’auteur y laisse ses mémoires et raconte sa profession de foi à travers les différentes étapes qui l’y menèrent : éducation en lettres et en philosophie (néoplatoniciens, stoïciens), appétence pour certains courants comme le manichéisme ou encore les rencontres avec des personnages clés tel qu’Ambroise de Milan, l’évêque qui le baptisa et dont il était l’élève. Pour Deproost (2019), la quête d’Augustin est celle du sublime qui est « lié à la radicalité d’une démarche intérieure ». Cette démarche intérieure repose en partie sur des méthodes et des exercices qu’il livre à son lectorat à travers son expérience de la conversion et du sublime. Les Confessions d’Augustin ne sont pas destinés à Dieu qui n’y apprendrait rien (Augustin, 1993, p. 149) puisqu’il est déjà présent en tout un chacun ; Augustin s’adresse ainsi à ses lecteurs qu’il interpelle à plusieurs reprises tout au long de son oeuvre. Ce texte ne relève donc pas du genre diaristique, que l’on souhaiterait garder secret, mais d’un genre à visée méthodologique et pédagogique pour lui-même et pour ses lecteurs. Ce type d’écriture de soi n’est pas sans rappeler les écrits de certains philosophes grecs ou romains, tels Sénèque dans ses lettres à Lucilius ou Marc-Aurèle dans ses Pensées pour moi-même (Aurèle, 2015), dont l’objectif est la sagesse tant désirée.

Ce texte retient notre attention pour plusieurs raisons. La première est qu’il contient l’une des plus anciennes mentions de l’intime et que celle-ci est directement liée à la construction de l’intimité chrétienne évoquée précédemment ; la seconde est le lien établi entre l’écriture, l’intime et la mémoire (Augustin, 1993, p. 331; Deproost, 2019; Dubreucq, 2020,  ). Cette autobiographie relate la quête d’Augustin et son incessante recherche d’une incarnation de Dieu dans le monde extérieur entre « le ciel et la terre ». La piste de l’intimité augustinienne apparaît dès le début de l’oeuvre lorsque l’auteur écrit : « Je ne serais donc point, mon Dieu, je ne serais point du tout si vous n’étiez point en moi » (Augustin, 1993, p. 26). D’autres indices marquent cette recherche jusqu’au livre III, lorsqu’au VIe chapitre, la célèbre formule latine «tu autem eras interior intimo meo » introduit l’étymologique du superlatif de l’intérieur, l’intimus. La traduction complète de ce passage signifie :

« […] mon Dieu, que je vous cherchais, non par cette lumière d’esprit et d’intelligence que vous m’avez donnée par-dessus les bêtes, mais par les organes de mes sens corporels, qui n’ont pour objet que les choses extérieures ; au lieu que vous êtes plus intérieur à mon âme que ce qu’elle a de plus caché au-dedans d’elle, et que vous êtes plus élevé que ce qu’elle a de plus haut et de plus sublime dans ses pensées. (Augustin, 1993, p. 100) »

Par cette phrase, Augustin cherche à montrer que Celui qui le constitue au plus profond de lui-même relève d’un ordre divin, transcendant, et qui va « plus haut » et plus profond que ce qu’il peut imaginer. L’intimité augustinienne n’est pas déterminée par l’individu mais par son Créateur, elle est donnée par celui-ci et ne peut être sondée intégralement. Néanmoins, cette prise de conscience de soi éprouvée par Augustin n’est pas dûe à une hasardeuse illumination. C’est le fruit d’une recherche approfondie et de réflexions et ce livre en est une méthode pour l’atteindre que l’auteur souhaite transmettre.

L’auteur indique lors du livre X (Augustin, 1993, p. 342‑343) consacré au « Temps présent, mémoire et désir » :

Qu’est-ce donc que j’aime quand j’aime mon Dieu ? Et qui est celui qui est si fort élevé au-dessus de la plus haute partie de mon âme ? Je veux par elle m’élever jusqu’à lui ; je veux passer au-delà de cette puissance par laquelle je suis uni à mon corps, et qui anime toutes ses parties. Car je ne saurais connaître mon Dieu par elle, puisque si elle était capable de cette haute connaissance, les chevaux et les mulets qui sont sans raison, pourraient connaître Dieu comme moi, ayant comme moi cette puissance qui donne aussi leur vie à leur corps.
[…] Je passerai donc au-delà de ces puissances naturelles qui sont en moi pour m’élever comme par degrés vers celui qui m’a créé, et je viendrai à ces larges campagnes, et ça ces vastes palais de ma mémoire où sont renfermés les trésors de ce nombre infinis d’images qui y sont entrées par les portes de mes sens. C’est là que nous conservons aussi toutes nos pensées en y ajoutant ou diminuant, ou changeant quelque chose de ce que nous avons connu par les sens, et généralement tout ce qui y a été mis comme en dépôt et en réserve, et que l’oubli n’a point encore effacé et enseveli.

Cet extrait des Confessions introduit deux nouveaux concepts pour définir l’intime, la mémoire et l’oubli, qui selon l’auteur distinguent l’être humain du reste des créations comme les « chevaux et les mulets ». Ainsi, c’est en fouillant et en parcourant sa mémoire que l’on peut s’élever vers l’illumination et espérer connaître Dieu. L’intimité au plus profond de l’être est ici juxtaposée à la mémoire qui en devient le réceptacle. Ce sont les événements extérieurs à l’individu qui y rentrent par les sens sous la forme d’images que l’esprit peut rappeler, sous réserve de quelques modifications. La mémoire n’est donc ni un miroir absolument conforme à une réalité vécue à la première personne, car elle est sujette à des déformations provoquées par un retour d’expériences, ni infaillible puisqu’elle peut être affectée par l’oubli. Afin de préserver l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, Augustin fait de la mémoire un espace dont les « plis et replis s’étendent à l’infini » et que l’esprit seul ne peut englober. L’individu n’a aucune vue d’ensemble de sa propre mémoire. La mémoire n’est donc pas un espace plat, où tous les éléments qu’elle renferme seraient visibles, mais elle est un espace constitué de « plis » dont la topographie cachent des éléments à l’esprit. Ces expériences vécues à la première personne, ces souvenirs, ne sont pas les seuls éléments à exister dans la mémoire. Quatre chapitres (IX, X, XI et XII) du livre X sont consacrés à une autre entité qu’est la connaissance relevant des sciences et des mathématiques. La mémoire abrite également les connaissances, or celles-ci ne sont pas mémorisées par les sens qui sont les seules portes d’entrée de la mémoire, nous dit Augustin. L’exemple des mathématiques est flagrant : la connaissance mathématique n’a rien à voir avec la langue qui sert à l’enseigner (latin ou grec), puisque, comme le raconte Augustin, le son de la parole et la dimension géométrique sont deux choses différentes. Les dimensions resteront identiques quelle que soit la langue utilisée pour les décrire. Augustin contourne ce problème et y répond par l’inclusion préalable des connaissances du monde dans la mémoire. L’ensemble de ces connaissances sont présentes dans la mémoire, et les stimuli extérieurs permettraient d’activer la mémoire et de déplier un pan de cet espace pour dévoiler la connaissance qui s’y cache.

Au-delà de cette conception d’une mémoire transcendante, il est intéressant de noter plusieurs traits caractéristiques de la mémoire, et par extension de l’intimité superposée à celle-ci, que nous pouvons tirer de cette brève lecture des Confessions. La mémoire est un espace intérieur doté d’un topos particulier fait de plis et de replis sous lesquels sont abrités des connaissances et des souvenirs. L’oubli, en intègrant la mémoire, agit comme un repli. Il recouvre l’information pour la cacher à la mémoire, et l’individu n’est plus à même de retrouver cette image d’une connaissance puisqu’elle est enfouie. Néanmoins, un stimuli extérieur permet de retirer le pli et de rendre accessible l’information qui était enfouie dessous. D’une certaine manière, enfouir une information sous un pli de cet espace revient à cacher une information à soi-même, elle devient ainsi quelque chose auquel l’esprit n’a plus accès. Ainsi, la métaphore du repli permet d’introduire la soustraction de quelque chose au regard de l’autre ou de soi dès les prémices de l’intimité chrétienne.

L’exemple de l’écriture des Confessions illustre parfaitement cette pensée puisque, pour Augustin, c’est l’exercice de la lecture des Écritures qui lui a permis de trouver l’illumination parmi les connaissances contenues dans sa mémoire, donc par l’entremise d’un medium externe. Augustin produit une mise en abîme de cette expérience en se servant à son tour de l’écriture pour transmettre son expérience personnelle et qu’elle puisse servir de méthode chez ses futurs lecteurs. Ce jeu entre lecture, écriture et dialogue (ceux qu’il raconte dans son autobiographie) ne sont pas sans rappeler les inspirations néoplatoniciennes ou stoïciennes que l’auteur mentionne dans son ouvrage.

Les inspirations stoïciennes

Les références à la philosophie antique ne manquent pas dans les écrits d’Augustin. Il est souvent fait mention des stoïciens comme Cicéron (Augustin, 1993, p. 94) ou des néoplatoniciens tels que Porphyre ou Plotin dans les Confessions (Augustin, 1993, p. 217, p.399). P. Hadot propose également un lien entre le titre des Confessions d’Augustin et les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle (stoïcien), qu’il inscrit directement dans cette lignée de récit autobiographique (Hadot, 2002, p. 150). Parmi les similitudes avec les stoïciens, nous en retrouvons également avec certains écrits de Sénèque comme c’est le cas entre les deux textes intitulés De Beata Vita (Augustin) et De Vita Beata (Sénèque). Un autre croisement entre ces deux auteurs peut être réalisé puisque, tout comme Augustin, Sénèque emploie le superlatif de l’intérieur dans ces échanges avec Lucilius. Foucault dans ses « écrits sur soi » (Foucault, 2001, p. 1245) évoque la relation épistolaire qu’entretiennent Sénèque et Lucilius au Ier siècle, ce dernier étant à ce moment-là gouverneur de Sicile pour le compte de l’empereur Néron. La correspondance entre les deux protagonistes s’étale sur deux années et l’on décompte pas moins de 124 lettres rédigées par Sénèque à l’intention de Lucilius. Elles ont été regroupées sour la forme d’un reccueil intitulé Lettres à Lucilius. Ce reccueil est connu pour aborder une large variété de sujets ayant pour objectif de former Lucilius au stoïcisme. La correspondance est le medium employé ici dans le cadre de leçons de philosophie. Le contenu des lettres comporte néanmoins un double style d’écriture : les leçons se mélangent à une conversation plus privée qui déborde de la simple relation d’un maître à un élève. La lettre 83, où l’on trouve cette référence à l’intime que mentionne M. Foucault, témoigne de cette double écriture :

Vous voulez que je vous rende compte de ce que je fais chaque jour et toute la journée. C’est avoir bien bonne opinion de moi, de croire qu’il ne s’y trouve rien que je voulusse cacher. Sans doute l’homme devrait toujours se conduire comme s’il avait des témoins, toujours penser comme si quelqu’un pouvait lire au fond de son coeur. Et certes il le peut ! Que sert-il en effet de se cacher des hommes ? Il n’est rien de fermé pour Dieu : il est présent dans nos âmes ; il intervient dans nos pensées. Que dis-je? intervient, comme s’il s’en éloignait jamais ! Vous serez satisfait, Lucilius ; je vous rendrai compte volontiers de toutes mes actions, suivant leur ordre. Je vais donc me mettre à m’observer, et, pour plus de sûreté, je ferai le soir la revue de ma journée. Sénèque (s. d.)

Dans cet extrait, la référence à l’intime se présente de la manière suivante : « Sic certe uiuendum est tamquam in conspectu uiuamus, sic cogitandum tamquam aliquis in pectus intimum introspicere possit: et potest » qui est traduit par « au fond de son coeur ». Alors que cette lettre précède d’environ 300 années les Confessions d’Augustin, nous retrouvons la présence d’une forme divine transcendante comme caractéristique principale de l’intimité : Dieu est présent à l’intérieur de l’être. Toutefois, il ne faut pas s’y méprendre, la mention de Dieu chez Sénèque diffère de celle que l’on retrouve chez Augustin. En l’an 60, la période hellénistique est terminée depuis presque 90 années et les croyances grecques sont tombées en désuétude. De plus, l’expansion du christiannisme n’ayant pas encore eu lieu, la religion chrétienne ne domine pas encore la vieille Europe. L’évocation de Dieu chez Sénèque fait plutôt référence à d’autres conceptions du divin tirées de la philosophie stoïcienne ou plus largement de la philosophie antique comme peut l’être la nature ou la raison.

La structure de la lettre comporte deux parties distinctes. La première partie relate le quotidien de Sénèque, il y livre les nombreux événements qui ont marqué sa journée, des exercices corporels, son régime alimentaire, ses ablutions, etc., avant d’amorcer la seconde partie relative à la leçon de philosophie au moyen de la transition suivante : « Vous me demandez quels objets ont occupé mon esprit ? Je vais vous le dire. ». Sénèque utilise ce type de formule interrogative à plusieurs reprises tout au long de la première partie de la lettre. Ce mode de révélation a pour effet de donner au lecteur la sensation d’entrer plus profondément dans l’intimité de l’auteur, couche après couche. Dans ce cas précis l’auteur procède à une transition, les révélations sur le corps sont terminées et il passe aux révélations de l’esprit. C’est d’ailleurs la dernière occurrence de cette forme interrogative dans cette lettre, le reste étant dédié à la leçon de philosophie.

Cette lettre dont le contenu dévoile l’intimité de Sénèque qui raconte le déroulement de sa journée, puis y incorpore des références à Zénon, le fondateur de l’école stoïcienne, dépasse le simple récit autobiographique. Cette juxtaposition entre les deux types de récit laisse soupçonner un autre but qu’une simple relation amicale où l’on se confierait à un ami ou à une visée réflexive d’un autre ordre relationnel que celle du maître à l’élève. La présente lettre de Sénèque a Lucilius doit être comprise dans son ensemble en tant que leçon philosophique. Il ne s’agit pas de savoir quel est le type de relation qui unit ces deux individus mais de comprendre en quoi ce contenu vise à instruire Lucilius. Cette lettre est un exemple de ce que P. Hadot intitule « exercice spirituel » et démontre la manière dont se pratique la philosophie stoïcienne.

Les exercices spirituels

Dans son ouvrage Exercices spirituels et philosophie antique, Pierre Hadot décrit ce qu’était la philosophie antique durant l’apogée de la civilisation grecque que l’on peut situer à partir de la période des présocratiques (environ 700 av. JC) jusqu’à la fin de la période hellénistique (31 av. JC.). Durant cette période, la philosophie n’était pas seulement un exercice de pensée pour répondre aux questions sur l’existence de l’être et son rapport au monde, mais était un mode de vie qui se pratiquait au quotidien. Elle était pratiquée par celles et ceux qui aimait et désirait la Sagesse. L’objectif n’était pas d’atteindre cette sagesse, car elle est l’apanage des dieux, mais d’en frayer la voie pour s’en rapprocher. Les philosophes de l’antiquité, à la différence de leurs contemporains spécialistes du savoir, les sophistes, modifiaient ainsi leur façon de vivre et l’accordaient à un système de valeurs vertueuses aligné sur les préceptes de l’école ou du courant philosophique auquel ils étaient rattachés. La philosophie pratiquée par les anciens était plus qu’un mode de pensée, elle était une « manière d’être » (Hadot, 2002, p. 77). Afin de parcourir ce chemin vertueux, les différentes écoles et courants ont mis au point des séries d’exercices spirituels que le philosophe pratiquait au quotidien.

L’étymologie de ces exercices est strictement identique à celle de l’ascèse chrétienne : askesis. Les deux termes ont une origine commune mais une signification bien différente. À ce propos, P. Hadot nous met en garde quant à la confusion possible entre ces deux askesis. L’askesis chrétienne se rapproche de la définition contemporaine du terme, c’est-à-dire de l’abstinence ou de la restriction de nourriture, de boisson, de relation sexuelle, etc. ; alors que l’askesis grecque ne renvoie qu’aux exercices spirituels que nous avons mentionnés, qualifiés comme étant « une activité intérieure de la pensée et de la volonté » (Hadot, 2002, p. 78). La philosophie antique, à travers l’askesis, agit comme une « thérapeutique des passions » (Hadot, 2002, p. 22). Une pratique assidue permet de se dépouiller de ces dernières et d’opérer une objectivation du monde débarassée des perceptions subjectives et des affects. « L’intériorisation [réalisée à travers cette vie ascétique] est dépassement de soi et universalisation » (Hadot, 2002, p. 330), notamment chez les épicuriens et les stoïciens. En somme, lorsque le philosophe entreprend son parcours, il en vient à se détacher de sa condition humaine et, par un mouvement d’extériorisation, développe une « nouvelle manière d’être-au-monde […] qui consiste a prendre conscience de soi comme partie de la Nature » (Hadot, 2002, p. 330).

P. Hadot propose également une liste de ces exercices parmi lesquels on y trouve : la recherche (zetesis), l’examen approfondi (skepsis), la lecture, l’audition (akroasis), l’attention (prosochè), la maîtrise de soi (enkrateia), l’indifférence aux choses indifférentes, les méditations (meletai), les thérapies des passions, le souvenir de ce qui est bien, l’accomplissement des devoirs (Hadot, 2002, p. 26). L’auteur accorde une valeur particulière à l’examen de conscience que suppose l’attention à soi (prosochè). Il s’agit d’un exercice à réaliser quotidiennement, voire même plusieurs fois par journée. Le philosophe prend du recul sur ses actes passés, soit une distance critique vis-à-vis de sa manière d’être qu’il confronte au système de valeurs auquel il prétend appartenir. Une des méthodes pour réaliser cet exercice est l’écriture de soi. Le philosophe couche sur le papier les actions effectuées durant une période précise, il s’y raconte. C’est ce que fait Marc-Aurèle dans les Pensées pour moi-même (Hadot, 2002, p. 149).

[ajouter quelques paragraphes sur Marc-Aurèle]

En faisant un anachronisme, cette pratique de l’écriture de soi pourrait aisément être confondue avec une écriture diaristique ou se rapprocher du récit autobiographique. Ce qui est également le cas avec Les Confessions de Rousseau ou les Méditations de Descartes. Elles peuvent effectivement être lues comme un récit autobiographique ou alors comme la réalisation d’une askesis où l’auteur utilise l’écriture pour exercer une tension entre un récit de lui-même et des réflexions philosophiques. Le succès de cette méthode qu’est l’écriture perdure pendant plusieurs siècles comme en témoigne les écrits d’Athanase d’Alexandrie dans la Vie d’Antoine vers l’an 360 (soit environ 40 ans avant les Confessions d’Augustin). P. Hadot en cite le passage suivant (Hadot, 2002, p. 90) :

Que chacun note par écrit, conseille Antoine, les actions et les mouvements de son âme, comme s’il devait les faire connaître aux autres. En effet, poursuit-il, nous n’oserions certainement pas commettre des fautes en public, devant les autres. Que l’écriture tienne donc la place de l’oeil d’autrui.

Ainsi, l’examen de conscience, dont la finalité est la maîtrise de soi, peut être réalisé par une série d’étapes dont la première est l’introspection qui est accomplie grâce à une mise en récit de soi via un medium, l’écriture, et génère alors une deuxième étape, celle de l’extériorisation de soi. L’écriture dépasse la simple condition de support / outils grâce auquel une information peut être transmise et devient la condition sine qua non de l’accès à l’autre.

À titre d’exemple, si nous reprenons le passage cité précédemment de la lettre de Sénèque à Lucilius, Sénèque écrit ceci : « Sans doute l’homme devrait toujours se conduire comme s’il avait des témoins, toujours penser comme si quelqu’un pouvait lire au fond de son coeur ». Exception faite pour l’écriture, la méthode que propose Sénèque est très similaire à celle de Saint-Antoine, et elle s’incarne à travers la lettre qui est employée comme medium. La relecture de la lettre de Sénèque sous le prisme de l’exercice spirituel modifie l’interprétation que l’on peut en faire. De plus, Sénèque nous indique dès le début de la lettre qu’il s’agit de l’exercice de l’examen de soi : « Je vais donc me mettre à m’observer, et, pour plus de sûreté, je ferai le soir la revue de ma journée. » Si nous considérons qu’il s’agit bien là de la réalisation d’un exercice spirituel, et en sachant que Sénèque est un philosophe, nous pouvons en déduire que cette lettre comporte finalement un double enjeu. Le premier est explicite : Sénèque fait une démonstration à Lucilius comme un maître peut le faire avec son élève. Le second est la réalisation de l’exercice pour Sénèque lui-même. En réalisant cet exercice dans le cadre d’une leçon qu’il dispense, Sénèque en profite pour appliquer cette méthode et écrire son examen de conscience qu’il va pouvoir livrer à Lucilius qui, en l’occurrence, incarne l’autre. La conjugaison au futur employée dans la lettre donne à penser que Sénèque prémédite les actions et mouvements qu’il va réaliser dans la journée. Il fait en sorte que ses actions soient vertueuses pour qu’il n’y ait rien dont il puisse avoir honte car il sait que Lucilius sera témoin de son récit.

Cet exemple fait émerger plusieurs propriétés de l’intimité qui sont évoquées dans la lettre de Sénèque et que l’on peut, par extension, appliquer à la philosophie antique. Tout d’abord, cette intimité naît de la pratique de la philosophie et des exercices qui l’accompagnent. Ce n’est donc pas quelque chose qui serait donné et pré-existant à soi, mais quelque chose qu’il faut construire. Ensuite, elle nécessite un medium, dans ce cas-ci l’écriture, pour ajouter un mouvement d’extériorisation à une première dynamique introspective. En somme, le philosophe créé un récit de lui-même afin de mobiliser l’autre et se donner à voir, pour mettre en évidence ce qui lui est intérieur.

Néanmoins, il ne s’agit pas uniquement de se livrer à autrui, d’ailleurs ce n’est pas le regard que l’autre peut porter sur soi qui importe. Qu’il s’agisse de Sénèque ou d’Antoine, leur méthode convoque un autre qui est soit « public », soit « témoin ». L’autre ainsi convoqué dans ce mouvement d’extériorisation est avant tout un autre social et politique. Finalement, le philosophe se doit d’être irréprochable, sa conduite doit correspondre à l’image attendu d’un philosophe dans l’école mais aussi et surtout dans la cité. Il ne dépend pas du regard que peuvent porter les citoyens sur lui, mais plutôt d’un système de valeurs qui le détermine en tant que philosophe. La question de la maîtrise de soi et de l’examen de conscience est donc fondamentalement éthique.

L’intimité n’est donc pas soi et elle ne peut exister que parce qu’il y a présence de l’autre, l’intimité ne serait plus seulement un espace au plus profond de l’être mais un espace qui se trouve entre l’être et l’autre, entre soi et le monde social.

Les paradoxes de l’intime

La conception chrétienne de l’intime modifie complètement les propriétés que nous venons d’énoncer à propos de l’intimité chez les stoïciens. Augustin écarte partiellement les préceptes de la philosophie antique lorsqu’il rejette les plans de médiations intermédiaires par lesquels passent les philosophes pour atteindre la sagesse (Augustin, 1993, p. 399) au profit d’un unique Médiateur, le Verbe (et ses Écritures) (Augustin, 1993, p. 401). Ce rejet n’est pas anodin et modifie complètement le paradigme de l’être puisque selon cette approche le divin et le sacré résident d’ores et déjà dans l’intimité. À partir des Confessions, l’intime passe d’un espace dont les frontières sont à délimiter à un espace transcendant et immuable. Ce changement dans les fondements même de l’intime est à l’origine de plusieurs paradoxes qui y subsistent encore aujourd’hui.

Le premier paradoxe provient de cette charnière entre les périodes hellénistique et chrétienne. Lorsque Augustin s’affranchit de la conception helléniste et introduit la particularité humaine d’une mémoire transcendante au sein de laquelle se trouvent les connaissances et les savoirs oubliés, il perturbe la nature même de l’intime. Cette transition comporte un paradoxe entre d’une part une intimité stoïcienne qui cherche à se détacher du corps et des affects à des fins d’universalisation, et d’autres parts l’intimité chrétienne qui, au contraire, renvoit aux dimensions subjectives, sacrée et à soi. Ces configurations se distinguent par les topos différents qu’elles présentent. Du côté des stoïciens nous avons affaire à un topos qui se construit à partir de l’amalgame des mediums qui interviennent dans le façonnage du philosophe alors que du côté du christiannisme, le topos pré-existe l’être puisqu’il se trouve en lui. La plus grande partie s’en trouve pourtant cachée, et c’est l’interaction avec des extériorités qui permet d’en dévoiler/déplier de nouvelles parties.

Ensuite, F. Simonet-Tenant souligne un autre aspect paradoxal de l’intime entre d’une part la soustraction de choses au monde, accompagnée d’une certaine isolation, et d’autre part la nécessité du lien à l’autre que l’intime appelle (Simonet-Tenant, 2020). C’est à ce paradoxe que François Jullien tente de répondre dans son ouvrage De l’intime : loin du bruyant Amour en réconciliant ces deux aspects ensemble (Jullien, 2013). Il s’appuie sur les Confessions d’Augustin pour étayer sa thèse de la présence de l’autre comme inconditionnel de l’intime. C’est parce qu’il y a une ouverture entre moi et l’autre – Dieu chez Augustin – qu’il y a l’intime. Autrement dit, chez Jullien, l’intime est avant tout un espace au sein duquel on rencontre l’autre, tout du moins un espace où l’autre est admis. Cependant, la teneur de ce paradoxe dépasse la question de l’ouverture de soi à l’autre. Le point initial du paradoxe consiste à admettre une propriété de retrait du monde pour définir ce qu’est l’intime : on ne veut pas que le monde voit ou sache tout du moi. Néanmoins, cette position isolée du monde n’est pas satisfaisante puisqu’elle exclut l’autre de façon irrémédiable. Il faut donner une certaine porosité à ce monde en retrait pour pouvoir admettre cet autre à l’intérieur. Seulement, cette admission ne se réalise pas simplement puisqu’elle prend cette double forme à la fois : (i) le « mode relationnel » hérité du christiannisme et (ii) la « conquête d’un espace », qu’il s’agisse d’un journal, d’une chambre, d’un boudoir, etc. Voilà le paradoxe de cette intimité qui doit faire coexister ces deux formes ensemble alors que l’une renvoit à une forme immatérielle et l’autre à une forme matérielle et tangible. Puisqu’elle hérite de ces deux formes, et que l’on désigne l’intimité soit par l’une soit par l’autre, par exemple une relation intime avec quelqu’un ou un espace à soi, on crée une ambiguité qui participe à troubler la définition de l’intime que nous pouvons en retirer.

Ce deuxième paradoxe met en évidence une nouvelle différence entre ces deux intimités que nous comparons. Du temps des stoïciens, ce paradoxe n’existait pas puisque l’intime ne comportait pas ce retrait du monde qui aujourd’hui le caractérise. Le retrait du monde apparaît avec la période chrétienne et avec l’acte de confession : c’est là l’espace où l’on peut raconter ce qui doit être caché au reste de la société, des choses dont on a honte et qui sont liées aux péchés. Or, la philosophie antique, nous l’avons vu, nécessite un ensemble d’interactions avec un autre social et politique pour se construire. Il n’y a pas de modalité de révélation de l’intimité du philosophe à cet autre puisque celui-ci est intégré comme partie consituante de cette intimité. Finalement, l’intimité stoïcienne, et donc le philosophe, n’existe que parce qu’elle s’insère dans une sphère politique et sociale, que ce soit à l’échelle d’une école, d’une cité ou d’un empire.

À défaut de résoudre ces paradoxes, une issue pourrait être trouvée en creux de ces derniers. Lorsque l’on évoque l’intime, que son point d’ancrage soit chez les chrétiens ou chez les stoïciens, celui-ci renvoit à un medium et à des modalités de communication entre soi et l’autre qui évoluent selon les périodes historiques et les technologies à disposition. Pourtant, ce medium est souvent traité comme un simple support de l’information puisque l’intimité subsisterait au moins partiellement dans un espace immatériel. En s’appuyant sur la théorie des médias, telle qu’elle est pensée depuis les années 1960 avec l’école de Toronto, il devient possible de renverser cette perspective et de remettre le média et sa matérialité au centre de l’intime.

Après ce tour d’horizon pour circonscrire l’intime, [faire un paragraphe de transition vers la partie suivante, et rappeler en quoi ceci nous aide à définir intimité du chercheur et pourquoi les documents deviennent les objets à étudier.]

Vers une définition de l’intimité du chercheur

Les traces de l’intime

De nos jours, l’intime désigne tour à tour des espaces tels que le boudoir ou la chambre, des informations, des relations, des correspondances, des carnets, des données, sans jamais trouver de forme réellement figée. Finalement, ce concept désigne des rapports et des liens à soi et à l’autre (Jullien, 2013) rendus accessibles par le truchement d’objets ou d’espaces.

Comme nous l’avons vu précédemment, un paradoxe réside dans cet intime qui subsiste à la fois entre des liens et des supports, ce qui participe à créer une certaine opacité autour de cette notion. Selon la définition précédente, c’est l’expérience, à travers une médiation, qui est jugée intime. Ainsi, les indices qui peuvent en résulter seraient des traces intimes. Ces indices ou traces sont des marqueurs d’une intimité-déjà-passée qui pourrait être réactivée à travers la médiation, par exemple par la relecture d’un texte et ce sont eux qui peuvent s’échapper de la sphère de l’intime jusqu’à la sphère publique. Pourtant, sans ce support sur lequel s’inscrivent les traces, l’intime n’existe pas. Ainsi présenté, ce paradoxe fait apparemment coexister (en friction) deux intimités : l’une est subjective et l’autre est indicielle (et matérielle). Néanmoins, ces deux visions ne sont pas dans une opposition absolue. La définition précédemment énoncée dépend d’un contexte et donc d’un système d’informations très particulier, car il est défini étanche et inviolable : une subjectivité détermine si un rapport appartient à ce champ d’expériences intimes ou non, donc si la médiation à soi-même ou à l’autre y est incluse ou non. Dans ce contexte, les deux intimités mentionnées deviennent complémentaires dans le système d’informations clos, c’est-à-dire que l’expérience intime est conditionnée par la matérialité de la médiation. Les traces font partie intégrante de l’intime et permettent de réactiver l’expérience lors de chaque réactivation de celles-ci. Or, si une trace échappe à ce système d’informations, si elle est publiée, elle ne peut plus appartenir à ce champ intime : sa valeur indicielle permet cependant à une extériorité de connaître l’existence d’une intimité-déjà-passée, mais elle tait l’expérience en elle-même puisque, nous l’avons vu, elle est l’individu, inviolable. L’ensemble qu’est l’intime intègre en définitive l’expérience et son support, mais si le support en est détaché, il n’est plus intime, seulement un fragment l’évoquant. Une fois exposée au dehors du système intime, l’expérience intime devient une trace de l’intime.

[Faire un paragraphe sur la définition de la trace]

[Reprendre l’exemple ci-dessous pour décrire les traces de l’intime]

Ce bref découpage d’une situtation a priori paradoxale sert principalement à lever l’ambiguité sur ce qui est considéré comme étant un objet intime. Définir l’intime ne revient pas à le circonscrire dans un lien ou dans un support mais revient à définir un système d’informations particulier. À l’intérieur de ce dernier sont véhiculées des traces intimes qui, si elles s’en échappent, perdent leur caractère intime au profit d’une valeur indicielle.

Prenons l’exemple d’une relation basée sur l’écriture et la lecture d’un texte rédigé dans le cadre d’un examen universitaire. Conformément à ce qui vient d’être énoncé, l’environnement intime est déterminé selon deux paramètres : les protagonistes et un medium.
Pour l’exemple, les protagonistes sont au nombre de six et le medium est composé d’un texte dans un format numérique, véhiculé par courriel. Les actions d’écrire et de lire sont les médiations qui tissent le lien entre l’auteur et les lecteurs. Ce sont elles qui participent à l’expérience intime de cette relation entre les différents protagonistes. Les événements ainsi posés ne laissent aucun doute quant à l’existence de cette intimité grâce au texte même. Lorsque l’auteur écrit son texte, il le fait avec une intention dirigée vers son lectorat alors composé de cinq personnes. De la même façon, lorsque les lecteurs lisent le texte, leur attention se tourne vers les autres lecteurs et vers l’auteur. Si cette relation se déroulait par téléphone ou voie postale et non par courriel, sa nature en changerait ou s’il n’y avait rien de cela, elle n’existerait peut-être pas. L’écriture et la lecture d’un texte particulier sont les moments de connexion à l’autre ; de l’auteur vers les lecteurs, des lecteurs entre eux, des lecteurs vers les auteurs.
Autre point remarquable, les propriétés intrinsèques au medium et à son mode de circulation permettent, dans ce cas-ci, une relation entre les protagonistes différée dans le temps. Le lien qui existe entre eux repose d’abord sur la structure matérielle du texte, son format numérique, puis sur le protocole d’acheminement des informations par courriel entre les protagonistes et, enfin, la capacité de stockage des courriels sur un serveur (ce qui le rend accessible en dehors d’un temps instantanné).

Si nous modifions les paramètres de notre exemple pour une situation en visioconférence sans autre texte que celui d’un échange oral, les modalités de la relation entre les six individus s’en retrouve complètement modifiée : la temporalité devient instantannée et la relation n’existe que pour un temps encore plus limité que par des échanges courriels, temps qui équivaut à celui de la durée de la visioconférence. En dehors de ce temps là, les seules traces qui subsisteront seront dans les mémoires des protagonistes.

D’ailleurs, si nous reprenons les échanges par courriels, cette connexion entre les émetteurs et les récepteurs du système d’informations intime ne s’établit pas seulement à la première lecture du texte, une relecture peut permettre de réactiver ce lien, et donc l’expérience vécue. En revanche, si ce texte est publié dans un journal, ou sur un blog, il témoignera d’une intimité en cours ou d’une intimité passée, mais n’en dévoilera seulement que des indices plus ou moins flagrants : effet que certains spécialistes nomment extimisation. Cette publication n’est plus qu’un indice du lien existant entre les six protagomistes de notre exemple et ne permet pas à un lecteur tiers de vivre l’expérience de ce lien : nous ne sommes plus dans le champ intime inaliénable décrit précédemment, mais plutôt dans ce que nous pourrions temporairement nommer un champ extime. À défaut de pouvoir s’insérer dans cette relation indicielle, le lecteur extérieur (un septième protagoniste) crée, par son acte de lecture, une nouvelle relation avec l’auteur dont la nature serait a priori extime.

Cette perception de l’intime relève en conséquence d’une médiation particulière et concerne le rapport d’un individu à lui-même et/ou à l’autre. L’intimité, lorsqu’elle est renvoyée à la figure du chercheur, pourrait être rattachée à l’écriture, ce qui constitue notre postulat initial. Si le chercheur est constitué par des écritures, celles-ci doivent également avoir un rapport avec le noyau à l’intérieur de l’intérieur de cette entité. Si nous suivions l’héritage cartésien traditionnel, et le célèbre cogito ergo sum, l’hypothèse que nous pourrions envisager pour répondre à notre problématique serait celle du sujet penseur, dont l’intimité permettrait de produire l’écriture. Il y aurait une intimité détachée des écritures, pré-existante, à partir de laquelle seraient agrégées des écritures pour former l’image du chercheur. La position que je souhaite tenir est tout à fait inverse, non anthropocentrée, et vient plutôt s’inscrire dans la pensée préhumaine, courant posthumain s’insérant dans la théorie des médias (Vitali-Rosati, 2021) : celle où l’écriture précèderait l’intime. Dès lors, le chercheur serait le résultat de dynamiques d’écritures et de publications auxquelles il est soumis, et son intimité résulterait de ce processus. Ces dynamiques (que nous pourrions nommer conjonctures médiatrices (Vitali-Rosati & Larrue, 2019)) sont un ensemble de médiations rattachées à différentes sphères politiques, techniques et sociales. Elles définissent le milieu au sein duquel évolue le chercheur. En somme, l’intimité du chercheur, et par extension le chercheur lui-même, n’existe que parce qu’un milieu particulier la fabrique. Ainsi, la problématique formulée initialement peut être renversée : il ne s’agit plus de questionner l’expression de l’intimité du chercheur dans les écritures savantes, mais plutôt d’essayer de savoir quels sont les effets du numérique sur l’intimité du chercheur.

L’intimité au prisme de la théorie des médias

Toutefois, il est légitime de se poser la question de l’étude de l’intime : comment faire ? L’objectif de cette recherche n’est pas de mettre en avant une individualité particulière, ou de se focaliser sur la dimension subjective de l’intime (par définition inaccessible). Cet aspect de l’intime serait, a priori, impossible à étudier. Pour autant, nous avons évoqué les traces de l’intime, celles qui persistent dans l’espace public et à partir desquelles nous pourrions mener notre recherche.

Aussi, l’étude de ces médiations intimes sera réalisée depuis les traces intimes et le prisme de la théorie des médias. La genèse de cette théorie remonte aux années 1960 si nous laissons de côté les essais philosophiques qui traitent partiellement de ce sujet (nous pouvons remonter jusqu’à Platon). À cette période, Marshal McLuhan, considéré unanimement comme le père des media studies, publie la Galaxie Gutemberg (2017) et Pour Comprendre les médias (1977), deux textes références en la matière. La célèbre provocation « The medium is the message » se positionne à l’opposé de la pensée dominante de cette époque qui est issue de la cybernétique et de la théorie de l’information développée dans les années 1950 (entre autre par Shannon (1948), Wiener, Turing) , celle où le medium n’est rien d’autre qu’un support de l’information, il n’entre pas dans l’équation du sens de cette dernière. Au-delà d’une simple provocation, la pensée de McLuhan fait école [de Toronto] et continuera à frayer son chemin jusqu’en Europe.

Dans l’Allemagne des années 1970, Friedrich Kittler (2018; 2015; Mersch, 2018) traite, à la suite de McLuhan, de la question de l’écriture et du medium qu’est l’ordinateur (sujet qui n’est pas tant abordé par McLuhan). En France, les sciences de l’information et de la communication arrivent tardivement, il faut attendre 1975 pour que cette (inter)discipline naisse officiellement. Quelques années plus tard, en 1979, Régis Debray emploie pour la première fois le terme de médiologie dans son ouvrage Le pouvoir intellectuel en France, cependant il faudra attendre la publication du Cours de médiologie générale en 1991 pour poser les fondations théoriques de ce champ d’étude, courant qui se distingue des autres écoles de pensée de la théorie des médias. Par la suite, d’autres courants voient le jour à partir des années 1990 comme l’intermédialité (Tadier, 2021) (école montréalaise dont l’origine se trouve dans les années 1960) ou encore la naissance de concepts qui s’inscrivent dans des courants plus génériques, par exemple l’énonciation éditoriale (Souchier, 1998), la documentarisation (Zacklad, 2004, 2019) et l’éditorialisation (Merzeau, 2013; Vitali-Rosati, 2018, 2021) dans le courant francophone ou encore la remediation (Bolter & Grusin, 1998) pour le courant anglophone.

La théorie des médias fait apparaitre deux enjeux autour de notre problématique : celui, tout d’abord, de l’apparition de l’intime au croisement de l’écriture numérique (technique) et du monde social, politique et culturel dans lequel évolue le chercheur, puis, celui de la transmission, donc de la nécessité de faire trace et mémoire.

À l’endroit de l’écriture numérique, l’enjeu social, politique et culturel touche plus que toutes les autres la dimension de publication de la recherche. Le modèle actuel de publication scientifique est hérité d’une tradition d’un peu plus de trois siècles : il faut remonter à la fin du 17e et début du 18e siècle pour observer la naissance des premières revues savantes (Vittu, 2019). Lorsque le système postal n’est plus réservé à la noblesse, les savants l’emploient pour entretenir des correspondances entre eux. Le papier est cher et précieux, les échanges sont relativement courts (quelques pages tout au plus) et ressemblent vaguement à une forme du type article. En 1665, la première revue (Le Journal des Savants) fonctionne sur le principe d’un recueil de lettres qui puisse être rendu accessible à tous (publié) et se dégager ainsi du silo de la correspondance. Le fonctionnement a depuis bien évolué, les outils techniques se globalisent et les protocoles de publications scientifiques ont bien changé.

La transition à la fin du 20e siècle au numérique ubiquitaire déplace le paradigme de l’imprimerie traditionnelle vers celui de l’écriture numérique. Cette écriture se voit dotée de nouvelles caractéristiques : elle ne concerne plus seulement l’inscription de signes sur un support, mais toutes les captations qui entrent dans le champ du numérique, puis elle devient computable. S’opère alors une transformation des espaces et des architectures à laquelle le modèle de publication scientifique n’échappe pas (vitali-rosati_quest-ce_2020-1?).

La chaîne de publication scientifique mobilise différents acteurs : des éditeurs, des relecteurs, des développeurs Web, des outils, etc. Dès lors, l’écriture (numérique) savante se voit altérée par les modifications, les conversions ou les transformations. Ce fait n’est pas nouveau et ne date pas de l’ère numérique. Cependant, une différence notable apparaît : les écritures numériques ne sont plus seulement le fait des êtres humains, tout un ensemble de robots, de logiciels, et d’algorithmes lisent, encodent et écrivent des textes qu’aucun humain ne lit. Les textes écrits par des êtres humains sur un support numérique ne sont que des représentations de ce que cet ensemble numérique écrit, manipule ou transforme (F. A. Kittler, 2015). Il s’agit de ce que Souchier désigne comme une « rupture sémiotique » (Souchier, 2019). L’auteur s’appuit obligatoirement sur des architextes (Souchier & Jeanneret, 1999) pour amorcer l’action d’écriture, seulement cette action n’est pas celle qui enregistre l’information sur son support. Le geste d’appuyer sur une touche du clavier est décorrélé de l’action d’inscription sur un support, d’autant plus que ces deux étapes sont réalisées dans des langages différents. Le langage naturel qui s’affiche à l’écran n’est ainsi qu’une représentation de sa nature numérique enregistrée sur un disque dur. Sans la médiation opérée par les logiciels, le texte encodé sur le disque dur n’est plus accessible à la lecture.
La lettrure (le regroupement des actions de lire et écrire en environnement numérique réalisé par Souchier) (Souchier, 2019) devient complètement dépendante de son architexte pour exister.

Dans le cadre d’une chaîne éditoriale savante, la mobilisation de l’architexte devient plus complexe et peut perturber la nature même du texte. Un texte est initialement rédigé dans un document sur un ordinateur, que ce soit dans une situation locale, ou sur un service Web dédié à l’écriture. Une fois écrit, ce texte transite ensuite par plusieurs terminaux, sous différents systèmes d’exploitation et autres technologies dédiées à la lecture et à l’écriture, pour être annoté et corrigé par plusieurs mains avant d’être validé pour publication ; ainsi les acteurs de cette chaîne éditoriale (humains et numériques) participent à l’élaboration de cette écriture savante. Étant donné que chaque logiciel et chaque version des logiciels fonctionnent différemment les uns des autres, chacun réécrit partiellement le texte (notamment dans le cas des logiciels de traitement de texte) et provoque ainsi un ensemble de modifications afin de nous rendre sa représentation en langage naturel accessible dans une interface.
Il ne s’agit plus d’un système où la seule existence du chercheur repose sur la reconnaissance par les pairs, mais repose également sur toute une infrastructure sociale et technique qui participe littéralement à l’écriture du texte. Nous pourrions à cet endroit émettre une nouvelle hypothèse d’une construction collective de l’intimité du chercheur (composée par les agents humains et les agents numériques qui participent à l’écriture).

Reprenons l’exemple précédent du texte comme medium de l’expérience intime entre les six protagonistes dans le cadre d’un examen universitaire, mais ce coup-ci lors de sa phase d’écriture, avant qu’il ne soit envoyé par courriel. Nous pouvons d’ores et déjà observer que le texte au centre de la relation n’est pas sorti du néant ou de la seule volonté de son auteur présupposé. De la même façon que le contexte d’écriture, et donc ses normes et conventions, façonnent la relation ; les étapes de construction qui mènent à son existence en tant que medium de cette relation participent à l’écriture de sa forme finale. Que ce soit délibéré ou par des conventions d’habitude, le choix de l’architexte, parce qu’il écrit tout autant voire plus que l’auteur et que les lecteurs, ne peut pas être un paramètre écarté de l’observation de la construction de l’intime. Ce principe où toutes les interventions éditoriales dans un texte sont mises en lumière et participent à créer une forme d’auctorialité, Souchier et Jeanneret le nomme « énonciation éditoriale » (Jeanneret & Souchier, 2005; Souchier, 1998). Cette relation entre les protagonistes n’existe que parce que le texte en est le medium, mais aussi parce que les logiciels sont les supports des médiations qui ont lieu dans le système d’informations intimes. Toutefois, s’appuyer uniquement sur le logiciel comme mode d’interaction avec le numérique serait une vision erronée car elle est trop superficielle. Le numérique n’est pas un espace clos sur lui-même. Dans ses récents travaux, Emmanuël Souchier (2019) propose des cadres sémiotiques fonctionnant sur le principe des couches informatiques (du hardware jusqu’au software). Ces cadres matériel, système, réseaux, logiciel, approfondissent déjà grandement la construction des échanges. La complexité est telle que déjà la notion d’auteur commence à s’estomper. Pourtant, ces cadres sont encore trop restrictifs : nous l’avons vu, un format d’écriture (par exemple un article de revue ou une monographie), des conventions ou normes (disciplinaires, typographiques), des restrictions et des contraintes, etc., participent tout autant à l’écriture et à la construction de la relation intime. L’énonciation éditoriale s’étends au-delà des cadres techniques et éditoriaux.

Finalement, il ne s’agit plus seulement de réaliser des modifications dans le texte savant mais de modifier la structure du medium au fil de l’évolution du lien entre les protagonistes. Tous les paramètres variables qui viennent d’être énoncés n’opèrent pas seulement des modifications qui relèvent de l’ordre du textuel, situées sur la couche supérieure du medium, c’est-à-dire le texte, mais opère plus en profondeur sur la structure du medium lui-même. Chaque choix, chaque action, qu’elle soit humaine ou machine, perturbe l’état initial du medium en y laissant des empreintes et des inscriptions pour en modifier les propriétés.

Un texte savant n’est plus seulement une page blanche sortie d’un logiciel de traitement de texte mais devient le porteur de toutes les médiations qui l’ont amenées jusqu’à la dernière étape de la chaîne de publication. De cette manière, le medium dépasse son statut de support de la relation pour devenir la relation même.

[Voir s’il y a des éléments nous permettant d’introduire le posthumanisme. À partir de la conception stoïcienne de l’intime (inclusion de la nature en soi), essayer de développer un changement de vision du monde de Mère Nature à la matrice (My Mother was a computer) …]

[définir l’intimité du chercheur]

[ajouter un paragraphe sur l’intermedialité montréalaise et sur l’étude des relations comme prisme pour étudier l’intime dans les chapitres suivants]

[éditorialisation de l’intimité du chercheur ?]

Conclusion

L’objectif de cette première partie était de circonscrire la notion d’intime autour de jalons particuliers . Après ce bref tour d’horizon sur la diversité des formes de l’intime, nous allons définir ce que nous appelons l’intimité du chercheur telle quelle sera mobilisée par la suite. Dans ce cas de figure précis, nous évacuons l’ensemble des acceptions contemporaines et des connotations sexuelles qu’elles peuvent embarquer pour revenir à une définition proche de son étymologie du superlatif de l’intérieur.

Nous avons observé deux héritages distincts de cette étymologie. Tout d’abord l’héritage des philosophes de l’antiquité où l’intime est un espace à construire selon une méthode et un mode de vie rigoureux. Cette construction permet de produire le philosophe dans la Cité (qui se distingue du seul exercice intellectuel représenté par les sophistes). Ensuite, il y a la conception de l’intimité chrétienne, qui elle est constituée d’un espace en soi et dont les frontières pré-existent l’individu. Cet héritage, nous l’avons vu, survit dans les acceptions contemporaines de l’intimité.

Toutefois, la tradition chrétienne n’est pas la seule à subsister dans le temps. Malgré les déformations subies lors de l’expansion du christiannisme, la tradition des exercices spirituels pratiqués par les anciens persiste en Occident à travers les siècles sous diverses formes que l’on retrouve d’abord chez les chrétiens avec Antoine et Augustin puis quelques siècles plus tard à l’époque des Lumières, comme avec Rousseau qui en est l’exemple parfait pour ce qui est de l’écriture et du récit de soi avec son oeuvre Les Confessions ou encore les Méditations de Descartes. Cette tradition ne s’est pas perdue et ce sont les sciences humaines et les lettres qui aujourd’hui en sont les héritières comme P. Hadot le mentionne en [retrouver ref Hadot]. En conséquence, pour cette recherche, nous associerons et nous démontrerons que l’intimité du chercheur est similaire à celle des philosophes de l’antiquité.

S’opèrent alors une bascule et un détachement du corps physique du chercheur au profit d’un corps de textes pour créer un espace intermédiaire dont les frontières sont encore à définir. Cet espace intermédiaire n’est plus seulement un plan entre l’individu, les dieux et la Cité comme cela pouvait être le cas pour les philosophes, mais devient un plan qui se trouve entre l’individu et la sphère sociale auprès de laquelle il a des prétentions. Au même titre que les écoles de philosophie, cette sphère sociale est définie par un ensemble d’acteurs et par un système de valeurs qui la caractérise. À nouveau, la construction de l’intimité du chercheur relève ainsi de l’application d’une éthique et d’une morale commune aux différentes existences de cette sphère sociale.

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  1. https://www.cnrtl.fr/definition/intime↩︎