Note : ce billet a été écrit dans mon autre carnet mais n’y a jamais été publié. J’ai commencé son écriture à l’été 2023 et ce chantier est toujours en cours (notamment revenir sur différentes parties problématiques).
Introduction
Ce document s’inscrit dans une recherche intitulée « La manifestation de l’intimité du chercheur à travers les écritures numériques savantes », recherche qui est réalisée dans le cadre d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication et en littératures avec une orientation en humanités numériques. L’objectif de cette thèse est d’observer cette intimité dans le cas de deux types d’écriture savante en contexte numérique : les articles et les ouvrages. Néanmoins, l’intimité convoquée ici semble inappropriée : quelle est cette intimité que l’on questionne ? De nos jours, le champ de l’intime relève généralement de la sphère privé et personnelle. On y retrouve des sentiments ou des secrets qu’on l’on souhaite cacher à la vue des autres, ou encore que l’on souhaite partager avec une personne particulière comme cela peut-être le cas au sein d’une relation amoureuse. L’usage que nous faisons de l’intime dans cette recherche est différent de ce sens commun et génère une ambiguïté qui semble paradoxale avec ses définitions les plus coutumières. L’intention de ce texte est de clarifier l’emploi de ce terme et de définir les contours de ce que l’on nomme « intimité du chercheur », qui est une intimité particulière parmi tous les cas de figures que ce champ recouvre. De l’Antiquité jusqu’à nos jours, des figures savantes ou érudites n’ont eu de cesse d’essayer de définir les interactions entre les individus, en y intégrant notamment la notion d’intimité. Elle y prend de multiples formes et de multiples significations selon les époques. Françoise Simonet-Tenant et Véronique Montémont proposent une histoire de l’intime et de l’évolution de ses significations sur une période allant du XVIIe siècle jusqu’au début du XXIe siècle. En nous appuyant sur leurs écrits, nous plongerons dans les différentes significations de l’intime héritées d’une culture chrétienne. En ce sens, l’apparition du superlatif de l’intérieur intimus est souvent attribuée à Augustin dans ses Confessions, une oeuvre majeure datant de la fin du IVe siècle qui a marqué toute la philosophie durant la période médiévale. Pourtant, on le retrouve dans des textes datant d’avant cette époque et appartenant plutôt à la période hellénistique, lorsque la langue grecque (ancienne) dominait tous les territoires conquis par Alexandre dont l’empire s’étendait de l’Égypte jusqu’en Inde. Pierre Hadot, philosophe et historien de la philosophie, était spécialisé dans le domaine de la philosophie antique couvrant la période qui correspond à celle où l’on retrouve l’emploi de l’intimus comme chez le stoïcien Sénèque dans ses correspondances avec Lucilius. Nous analyserons sa conception de la philosophie antique et ce qu’il nommait les « exercices spirituels » pour faire émerger une autre définition de l’intime. À partir de cette comparaison entre les deux héritages grecs et chrétiens, nous mettrons en évidence plusieurs paradoxes que l’intime embarque dans ses différentes acceptions. Ainsi nous pourrons dresser une cartographie très générale des significations de l’intime en occident depuis un peu plus de deux millénaires et s’appuyer sur celle-ci pour lever l’ambiguïté sur notre objet de recherche : l’intimité du chercheur.
Brève histoire de l’intime
L’intime n’est pas la notion la plus simple à définir, car comme cela vient d’être mentionné il s’agit d’un terme dont l’histoire est ancienne. En occident, nous retrouvons des traces des premiers emplois de cet adjectif durant l’Antiquité, au tout début de notre ère (Sénèque, s. d.). Depuis cette époque, il embarque une multitude d’acceptions différentes allant de la chambre à soi au journal intime en passant par la confession chrétienne. De nos jours, soit l’intime réfère à un rapport à soi-même, soit à un rapport à l’autre. Il désigne souvent un espace privé, à soi, qui doit être mis en tension avec un espace public depuis lequel accéder à l’intime devrait être impossible. Ce qui fait de l’intime quelque chose qui ne se donne pas à voir, quelque chose qui relève d’une dimension personnelle et appartient à l’individu : en ce sens l’intime est relatif aux choses qu’on ne souhaite pas montrer à tout le monde, comme cela peut être le cas pour le corps et ses parties les plus sensibles. De plus, l’intime embarque avec lui tout un imaginaire relatif aux corps et à la dimension sexuelle au sein de relations entre individus. Il désigne aussi des secrets que l’on souhaite cacher, par exemple sous forme d’écritures dans des journaux ou correspondances (à notre époque via des messageries électroniques).
Le CNRTL1 détaille toute une liste de définitions qui viennent compléter les quelques exemples qui viennent d’être énoncés. Le dénominateur commun de toutes ces situations est la dimension subjective qu’elle implique. L’intime relèverait donc d’une forme de vécue à la première personne que chacun, en tant que subjectivité sensible, est en mesure de délimiter selon des conventions culturelles et sociales. Par exemple, les relations sexuelles ne doivent pas se dérouler dans un espace public : elles relèvent du privé et du rapport entre deux personnes (ou plus) et ne doivent pas être dévoilées à la vue de tous. La liste des exemples pourrait être infinie tant les sujets concernés sont vastes : nous pouvons considérer que tout ce qui relève de l’individu et du non-dit en public peut appartenir à la sphère privée et à l’intime, comme par exemple les questions de genre, de sexualité et d’identité qui sont délicates à aborder en public si elles sortent des standards culturels. Néanmoins, nous devons faire attention à ne pas sur-interpréter cet emploi du privé. « L’espace privé » convoqué n’est pas relatif à une propriété privé, un espace sur lequel il est possible d’émettre un titre de propriété, c’est-à-dire un espace qui deviendrait une marchandise et intégrerait une forme économique de la transaction comme nature. L’appartenance associée à l’intime est un abus de langage, celle-ci doit être interpréter en tant qu’être : l’intime est l’individu, ce qui le constitue aux tréfonds de lui-même. De par sa nature subjective et affective, l’intime ne peut pas être négocié ou monneyé et cela malgré les différentes politiques et controverses que nous connaissons aujourd’hui, comme cela est le cas avec le numérique avec l’exemple de toutes les polémiques sur les données personnelles. Nous ne traiterons pas ici de ces questions et de ces controverses qui font déjà l’objets d’autres recherches dans de multiples disciplines.
Françoise Simonet-Tenant, professeure de Lettres modernes (XXe siècle) à l’Université de Rouen, est spécialiste de l’écriture de soi. Ses travaux convoquent la notion d’intime depuis plusieurs années. En 2020, elle en propose l’histoire dans un article intitulé « Pour une approche historique de l’intime » publié dans la revue Cliniques (Simonet-Tenant, 2020). Elle y démontre que le XVIIIe siècle est un tournant dans la définition de l’intime qui, depuis le Ve siècle avec Saint-Augustin, véhicule surtout sa relation avec le sacré et l’acte de confession qui est rendu obligatoire par le concile de Latran IV (1215). La confession est un dialogue entre un homme d’église et le ou la confessée. Cette personne dévoile à Dieu par l’intermédiaire de l’église sa vie intérieure, ses péchés ou ce qui est considéré comme tel, avec pour objectif la recherche de l’absolution. Cette obligation de se confesser au moins une fois par an pourrait être la fondation de ce que l’auteure nomme la culture de l’intime. D’ailleurs, au XVIIe siècle, l’intime est définie pour la première fois dans un dictionnaire en dehors de la sphère sacrée comme un lien à un ami à qui l’on se confie. L’acte de mise en récit de soi, que l’on se confesse ou que l’on se confie, mobilise l’autre à travers le préfixe con-. Pourtant, à partir du XVIIIe siècle, l’intime bascule « d’un mode relationnel à la conquête de l’intériorité » (Simonet-Tenant, 2020). Il ne s’agit plus seulement de raconter sa vie intérieure mais d’associer des espaces nommés à celle-ci : par exemple la chambre à coucher ou encore le boudoir. Ce fait est expliqué par plusieurs phénomènes rencontrés lors de ce siècle : la spécialisation des pièces à vivre de la maison, l’engouement pour les serrures, mais aussi l’essor du système postal et le mouvement culturel romantique. Du côté de la littérature, toujours au XVIIIe siècle, l’oeuvre de Rousseau, Les Confessions, dont il tire probablement le nom des Confessions d’Augustin, marque les débuts des récits autobiographiques. Cette oeuvre démontre le changement qui s’opère entre la réalisation d’aveux et la conquête d’un espace, celui du livre et de l’espace public. Rousseau se raconte et confie son autobiographie au livre qui est le medium entre lui et ses lecteurs.
D’autre part, Véronique Montémont croise deux méthodes d’analyses diachroniques pour s’y retrouver « dans la jungle de l’intime » (Montémont, 2009). Le constat initial de cette recherche relève de l’évolution sémantique complexe de l’intime au cours de son histoire. Afin de s’y orienter, V. Montémont s’appuie sur deux approches. La première est une analyse lexicographique dont l’objectif est de mettre en évidence les variations de la définition de l’intime dans un corpus de dictionnaires s’étalant sur la période allant du début du XVIIe jusqu’au XXIe siècle. La seconde analyse concerne l’exploration de deux corpus de textes, issus de la Bibliothèque Nationale de France et de la base de données Frantext, dont l’analyse doit confirmer ou infirmer les résultats obtenus avec la première méthode. Les résultats observés permettent de mettre en évidence les grandes tendances sémantiques de l’intime. V. Montémont remarque tout d’abord que le terme intime n’apparaît qu’en de très rares occasions avant le début du XVIIe siècle. Ces apparitions sont très marginales et ne réfèrent qu’au champ sémantique religieux. Alors qu’à partir du début du XVIIe siècle, les données lexicométriques associent l’intime à une relation amicale ou amoureuse. Il faut attendre le début du XVIIIe siècle pour voir réapparaître la dimension étymologique et religieuse relative à l’intériorité dans les définitions de l’intime et provoquer cette « conquête de l’intériorité » que décrit F. Simonet-Tenant quelques années plus tard. Toutefois, les deux méthodes montrent qu’il faut attendre le début du XIXe siècle pour que l’intime élargisse son champ d’action aux objets, comme le journal intime dont l’essor débute à ce siècle alors que les débuts des pratiques diaristiques remontent au XVIIIe siècle avant la Révolution française. Le corps est très peu associé à l’intime jusqu’au XIXe siècle. Pour ce siècle, V. Montémont associe l’apparition de quelques occurrences liées au corps à l’émergence de pratiques d’hygiène corporelle dûes à l’apparition des salles de bain dans les foyers.
Il faudra attendre le XXe pour que l’intime soit affublé de sa dimension sexuelle, dont une corrélation pourrait être tirée de l’expansion du marché pornographique.
Ce survol des différents sens que comporte le concept d’intime nous montre une évolution très tardive vis-à-vis de l’étendue de son histoire. Une théorie apportée par V. Montémont pour expliquer ce phénomène est que l’intime, du fait de sa plasticité, est « victime de son succès » et qu’à partir du XIXe siècle, il fait l’objet d’« étiquettes [qui] relèvent, de manière flagrante, de stratégies éditoriales et publicitaires ». Cet engouement pour l’intime à divers emplois participe à créer un trouble sémantique et « fragilise l’intime », d’où un intérêt de certains à lui « fixer une réaliter » et à le théoriser. Cette brève histoire de l’intime est concentrée sur la période du XVIIe siècle jusqu’à nos jours, ce qui correspond au moment de la laïcisation de l’intimité et à l’évolution de ces acceptions en France. L’intimité du chercheur telle que nous l’employons ne se rapporte pas aux acceptions qui viennent d’être mentionnées. Cependant, comme l’a montré F. Simonet-Tenant, l’intimité comporte une longue tradition chrétienne que l’on peut également explorer afin de circonscrire un peu plus cette notion.
Les Confessions d’Augustin
Vers la fin du IVe siècle, Augustin d’Hippone rédige et publie plusieurs ouvrages dont les très célèbres Confessions qui, encore aujourd’hui, font couler beaucoup d’encre (Augustin, 1993). Plus connu sous le nom de Saint-Augustin, il se converti tardivement au christiannisme ((Augustin, 1993, p. 257) Tout un livre des Confessions est dédié à cette conversion profonde) et devient l’une des figures majeures de la pensée chrétienne de cette époque. Ses écrits sont de ceux qui permirent l’absorption de la tradition philosophique antique dans la philosophie chrétienne (Augustin, 1993, p. 71, p.399) dont il se détache surtout sur le plan théologique. Les Confessions appartiennent à la catégorie des récits autobiographiques. L’auteur y laisse ses mémoires et raconte sa profession de foi à travers les différentes étapes qui l’y menèrent : éducation en lettres et en philosophie (néoplatoniciens, stoïciens), appétence pour certains courants comme le manichéisme ou encore les rencontres avec des personnages clés tel qu’Ambroise de Milan, l’évêque qui le baptisa et dont il était l’élève. Pour Deproost (2019), la quête d’Augustin est celle du sublime qui est « lié à la radicalité d’une démarche intérieure ». Cette démarche intérieure repose en partie sur des méthodes et des exercices qu’il livre à son lectorat à travers son expérience de la conversion et du sublime. Les Confessions d’Augustin ne sont pas destinés à Dieu qui n’y apprendrait rien (Augustin, 1993, p. 149) puisqu’il est déjà présent en tout un chacun ; Augustin s’adresse ainsi à ses lecteurs qu’il interpelle à plusieurs reprises tout au long de son oeuvre. Ce texte ne relève donc pas du genre diaristique, que l’on souhaiterait garder secret, mais d’un genre à visée méthodologique et pédagogique pour lui-même et pour ses lecteurs. Ce type d’écriture de soi n’est pas sans rappeler les écrits de certains philosophes grecs ou romains, tels Sénèque dans ses lettres à Lucilius ou Marc-Aurèle dans ses Pensées pour moi-même (Aurèle, 2015), dont l’objectif est la sagesse tant désirée.
Ce texte retient notre attention pour plusieurs raisons. La première est qu’il contient l’une des plus anciennes mentions de l’intime et que celle-ci est directement liée à la construction de l’intimité chrétienne évoquée précédemment ; la seconde est le lien établi entre l’écriture, l’intime et la mémoire (Augustin, 1993, p. 331; Deproost, 2019; Dubreucq, 2020, ). Cette autobiographie relate la quête d’Augustin et son incessante recherche d’une incarnation de Dieu dans le monde extérieur entre « le ciel et la terre ». La piste de l’intimité augustinienne apparaît dès le début de l’oeuvre lorsque l’auteur écrit : « Je ne serais donc point, mon Dieu, je ne serais point du tout si vous n’étiez point en moi » (Augustin, 1993, p. 26). D’autres indices marquent cette recherche jusqu’au livre III, lorsqu’au VIe chapitre, la célèbre formule latine «tu autem eras interior intimo meo » introduit l’étymologique du superlatif de l’intérieur, l’intimus. La traduction complète de ce passage signifie :
« […] mon Dieu, que je vous cherchais, non par cette lumière d’esprit et d’intelligence que vous m’avez donnée par-dessus les bêtes, mais par les organes de mes sens corporels, qui n’ont pour objet que les choses extérieures ; au lieu que vous êtes plus intérieur à mon âme que ce qu’elle a de plus caché au-dedans d’elle, et que vous êtes plus élevé que ce qu’elle a de plus haut et de plus sublime dans ses pensées. (Augustin, 1993, p. 100) »
Par cette phrase, Augustin cherche à montrer que Celui qui le constitue au plus profond de lui-même relève d’un ordre divin, transcendant, et qui va « plus haut » et plus profond que ce qu’il peut imaginer. L’intimité augustinienne n’est pas déterminée par l’individu mais par son Créateur, elle est donnée par celui-ci et ne peut être sondée intégralement. Néanmoins, cette prise de conscience de soi éprouvée par Augustin n’est pas dûe à une hasardeuse illumination. C’est le fruit d’une recherche approfondie et de réflexions et ce livre en est une méthode pour l’atteindre que l’auteur souhaite transmettre.
L’auteur indique lors du livre X (Augustin, 1993, p. 342‑343) consacré au « Temps présent, mémoire et désir » :
Qu’est-ce donc que j’aime quand j’aime mon Dieu ? Et qui est celui qui est si fort élevé au-dessus de la plus haute partie de mon âme ? Je veux par elle m’élever jusqu’à lui ; je veux passer au-delà de cette puissance par laquelle je suis uni à mon corps, et qui anime toutes ses parties. Car je ne saurais connaître mon Dieu par elle, puisque si elle était capable de cette haute connaissance, les chevaux et les mulets qui sont sans raison, pourraient connaître Dieu comme moi, ayant comme moi cette puissance qui donne aussi leur vie à leur corps.
[…] Je passerai donc au-delà de ces puissances naturelles qui sont en moi pour m’élever comme par degrés vers celui qui m’a créé, et je viendrai à ces larges campagnes, et ça ces vastes palais de ma mémoire où sont renfermés les trésors de ce nombre infinis d’images qui y sont entrées par les portes de mes sens. C’est là que nous conservons aussi toutes nos pensées en y ajoutant ou diminuant, ou changeant quelque chose de ce que nous avons connu par les sens, et généralement tout ce qui y a été mis comme en dépôt et en réserve, et que l’oubli n’a point encore effacé et enseveli.
Cet extrait des Confessions introduit deux nouveaux concepts pour définir l’intime, la mémoire et l’oubli, qui selon l’auteur distinguent l’être humain du reste des créations comme les « chevaux et les mulets ». Ainsi, c’est en fouillant et en parcourant sa mémoire que l’on peut s’élever vers l’illumination et espérer connaître Dieu. L’intimité au plus profond de l’être est ici juxtaposée à la mémoire qui en devient le réceptacle. Ce sont les événements extérieurs à l’individu qui y rentrent par les sens sous la forme d’images que l’esprit peut rappeler, sous réserve de quelques modifications. La mémoire n’est donc ni un miroir absolument conforme à une réalité vécue à la première personne, car elle est sujette à des déformations provoquées par un retour d’expériences, ni infaillible puisqu’elle peut être affectée par l’oubli. Afin de préserver l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, Augustin fait de la mémoire un espace dont les « plis et replis s’étendent à l’infini » et que l’esprit seul ne peut englober. L’individu n’a aucune vue d’ensemble de sa propre mémoire. La mémoire n’est donc pas un espace plat, où tous les éléments qu’elle renferme seraient visibles, mais elle est un espace constitué de « plis » dont la topographie cachent des éléments à l’esprit. Ces expériences vécues à la première personne, ces souvenirs, ne sont pas les seuls éléments à exister dans la mémoire. Quatre chapitres (IX, X, XI et XII) du livre X sont consacrés à une autre entité qu’est la connaissance relevant des sciences et des mathématiques. La mémoire abrite également les connaissances, or celles-ci ne sont pas mémorisées par les sens qui sont les seules portes d’entrée de la mémoire, nous dit Augustin. L’exemple des mathématiques est flagrant : la connaissance mathématique n’a rien à voir avec la langue qui sert à l’enseigner (latin ou grec), puisque, comme le raconte Augustin, le son de la parole et la dimension géométrique sont deux choses différentes. Les dimensions resteront identiques quelle que soit la langue utilisée pour les décrire. Augustin contourne ce problème et y répond par l’inclusion préalable des connaissances du monde dans la mémoire. L’ensemble de ces connaissances sont présentes dans la mémoire, et les stimuli extérieurs permettraient d’activer la mémoire et de déplier un pan de cet espace pour dévoiler la connaissance qui s’y cache.
Au-delà de cette conception d’une mémoire transcendante, il est intéressant de noter plusieurs traits caractéristiques de la mémoire, et par extension de l’intimité superposée à celle-ci, que nous pouvons tirer de cette brève lecture des Confessions. La mémoire est un espace intérieur doté d’un topos particulier fait de plis et de replis sous lesquels sont abrités des connaissances et des souvenirs. L’oubli, en intègrant la mémoire, agit comme un repli. Il recouvre l’information pour la cacher à la mémoire, et l’individu n’est plus à même de retrouver cette image d’une connaissance puisqu’elle est enfouie. Néanmoins, un stimuli extérieur permet de retirer le pli et de rendre accessible l’information qui était enfouie dessous. D’une certaine manière, enfouir une information sous un pli de cet espace revient à cacher une information à soi-même, elle devient ainsi quelque chose auquel l’esprit n’a plus accès. Ainsi, la métaphore du repli permet d’introduire la soustraction de quelque chose au regard de l’autre ou de soi dès les prémices de l’intimité chrétienne.
L’exemple de l’écriture des Confessions illustre parfaitement cette pensée puisque, pour Augustin, c’est l’exercice de la lecture des Écritures qui lui a permis de trouver l’illumination parmi les connaissances contenues dans sa mémoire, donc par l’entremise d’un medium externe. Augustin produit une mise en abîme de cette expérience en se servant à son tour de l’écriture pour transmettre son expérience personnelle et qu’elle puisse servir de méthode chez ses futurs lecteurs. Ce jeu entre lecture, écriture et dialogue (ceux qu’il raconte dans son autobiographie) ne sont pas sans rappeler les inspirations néoplatoniciennes ou stoïciennes que l’auteur mentionne dans son ouvrage.
Les inspirations stoïciennes
Les références à la philosophie antique ne manquent pas dans les écrits d’Augustin. Il est souvent fait mention des stoïciens comme Cicéron (Augustin, 1993, p. 94) ou des néoplatoniciens tels que Porphyre ou Plotin dans les Confessions (Augustin, 1993, p. 217, p.399). P. Hadot propose également un lien entre le titre des Confessions d’Augustin et les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle (stoïcien), qu’il inscrit directement dans cette lignée de récit autobiographique (Hadot, 2002, p. 150). Parmi les similitudes avec les stoïciens, nous en retrouvons également avec certains écrits de Sénèque comme c’est le cas entre les deux textes intitulés De Beata Vita (Augustin) et De Vita Beata (Sénèque). Un autre croisement entre ces deux auteurs peut être réalisé puisque, tout comme Augustin, Sénèque emploie le superlatif de l’intérieur dans ces échanges avec Lucilius. Foucault dans ses « écrits sur soi » (Foucault, 2001, p. 1245) évoque la relation épistolaire qu’entretiennent Sénèque et Lucilius au Ier siècle, ce dernier étant à ce moment-là gouverneur de Sicile pour le compte de l’empereur Néron. La correspondance entre les deux protagonistes s’étale sur deux années et l’on décompte pas moins de 124 lettres rédigées par Sénèque à l’intention de Lucilius. Elles ont été regroupées sour la forme d’un reccueil intitulé Lettres à Lucilius. Ce reccueil est connu pour aborder une large variété de sujets ayant pour objectif de former Lucilius au stoïcisme. La correspondance est le medium employé ici dans le cadre de leçons de philosophie. Le contenu des lettres comporte néanmoins un double style d’écriture : les leçons se mélangent à une conversation plus privée qui déborde de la simple relation d’un maître à un élève. La lettre 83, où l’on trouve cette référence à l’intime que mentionne M. Foucault, témoigne de cette double écriture :
Vous voulez que je vous rende compte de ce que je fais chaque jour et toute la journée. C’est avoir bien bonne opinion de moi, de croire qu’il ne s’y trouve rien que je voulusse cacher. Sans doute l’homme devrait toujours se conduire comme s’il avait des témoins, toujours penser comme si quelqu’un pouvait lire au fond de son coeur. Et certes il le peut ! Que sert-il en effet de se cacher des hommes ? Il n’est rien de fermé pour Dieu : il est présent dans nos âmes ; il intervient dans nos pensées. Que dis-je? intervient, comme s’il s’en éloignait jamais ! Vous serez satisfait, Lucilius ; je vous rendrai compte volontiers de toutes mes actions, suivant leur ordre. Je vais donc me mettre à m’observer, et, pour plus de sûreté, je ferai le soir la revue de ma journée. Sénèque (s. d.)
Dans cet extrait, la référence à l’intime se présente de la manière suivante : « Sic certe uiuendum est tamquam in conspectu uiuamus, sic cogitandum tamquam aliquis in pectus intimum introspicere possit: et potest » qui est traduit par « au fond de son coeur ». Alors que cette lettre précède d’environ 300 années les Confessions d’Augustin, nous retrouvons la présence d’une forme divine transcendante comme caractéristique principale de l’intimité : Dieu est présent à l’intérieur de l’être. Toutefois, il ne faut pas s’y méprendre, la mention de Dieu chez Sénèque diffère de celle que l’on retrouve chez Augustin. En l’an 60, la période hellénistique est terminée depuis presque 90 années et les croyances grecques sont tombées en désuétude. De plus, l’expansion du christiannisme n’ayant pas encore eu lieu, la religion chrétienne ne domine pas encore la vieille Europe. L’évocation de Dieu chez Sénèque fait plutôt référence à d’autres conceptions du divin tirées de la philosophie stoïcienne ou plus largement de la philosophie antique comme peut l’être la nature ou la raison.
La structure de la lettre comporte deux parties distinctes. La première partie relate le quotidien de Sénèque, il y livre les nombreux événements qui ont marqué sa journée, des exercices corporels, son régime alimentaire, ses ablutions, etc., avant d’amorcer la seconde partie relative à la leçon de philosophie au moyen de la transition suivante : « Vous me demandez quels objets ont occupé mon esprit ? Je vais vous le dire. ». Sénèque utilise ce type de formule interrogative à plusieurs reprises tout au long de la première partie de la lettre. Ce mode de révélation a pour effet de donner au lecteur la sensation d’entrer plus profondément dans l’intimité de l’auteur, couche après couche. Dans ce cas précis l’auteur procède à une transition, les révélations sur le corps sont terminées et il passe aux révélations de l’esprit. C’est d’ailleurs la dernière occurrence de cette forme interrogative dans cette lettre, le reste étant dédié à la leçon de philosophie.
Cette lettre dont le contenu dévoile l’intimité de Sénèque qui raconte le déroulement de sa journée, puis y incorpore des références à Zénon, le fondateur de l’école stoïcienne, dépasse le simple récit autobiographique. Cette juxtaposition entre les deux types de récit laisse soupçonner un autre but qu’une simple relation amicale où l’on se confierait à un ami ou à une visée réflexive d’un autre ordre relationnel que celle du maître à l’élève. La présente lettre de Sénèque a Lucilius doit être comprise dans son ensemble en tant que leçon philosophique. Il ne s’agit pas de savoir quel est le type de relation qui unit ces deux individus mais de comprendre en quoi ce contenu vise à instruire Lucilius. Cette lettre est un exemple de ce que P. Hadot intitule « exercice spirituel » et démontre la manière dont se pratique la philosophie stoïcienne.
Les exercices spirituels
Dans son ouvrage Exercices spirituels et philosophie antique, Pierre Hadot décrit ce qu’était la philosophie antique durant l’apogée de la civilisation grecque que l’on peut situer à partir de la période des présocratiques (environ 700 av. JC) jusqu’à la fin de la période hellénistique (31 av. JC.). Durant cette période, la philosophie n’était pas seulement un exercice de pensée pour répondre aux questions sur l’existence de l’être et son rapport au monde, mais était un mode de vie qui se pratiquait au quotidien. Elle était pratiquée par celles et ceux qui aimait et désirait la Sagesse. L’objectif n’était pas d’atteindre cette sagesse, car elle est l’apanage des dieux, mais d’en frayer la voie pour s’en rapprocher. Les philosophes de l’antiquité, à la différence de leurs contemporains spécialistes du savoir, les sophistes, modifiaient ainsi leur façon de vivre et l’accordaient à un système de valeurs vertueuses aligné sur les préceptes de l’école ou du courant philosophique auquel ils étaient rattachés. La philosophie pratiquée par les anciens était plus qu’un mode de pensée, elle était une « manière d’être » (Hadot, 2002, p. 77). Afin de parcourir ce chemin vertueux, les différentes écoles et courants ont mis au point des séries d’exercices spirituels que le philosophe pratiquait au quotidien.
L’étymologie de ces exercices est strictement identique à celle de l’ascèse chrétienne : askesis. Les deux termes ont une origine commune mais une signification bien différente. À ce propos, P. Hadot nous met en garde quant à la confusion possible entre ces deux askesis. L’askesis chrétienne se rapproche de la définition contemporaine du terme, c’est-à-dire de l’abstinence ou de la restriction de nourriture, de boisson, de relation sexuelle, etc. ; alors que l’askesis grecque ne renvoie qu’aux exercices spirituels que nous avons mentionnés, qualifiés comme étant « une activité intérieure de la pensée et de la volonté » (Hadot, 2002, p. 78). La philosophie antique, à travers l’askesis, agit comme une « thérapeutique des passions » (Hadot, 2002, p. 22). Une pratique assidue permet de se dépouiller de ces dernières et d’opérer une objectivation du monde débarassée des perceptions subjectives et des affects. « L’intériorisation [réalisée à travers cette vie ascétique] est dépassement de soi et universalisation » (Hadot, 2002, p. 330), notamment chez les épicuriens et les stoïciens. En somme, lorsque le philosophe entreprend son parcours, il en vient à se détacher de sa condition humaine et, par un mouvement d’extériorisation, développe une « nouvelle manière d’être-au-monde […] qui consiste a prendre conscience de soi comme partie de la Nature » (Hadot, 2002, p. 330).
P. Hadot propose également une liste de ces exercices parmi lesquels on y trouve : la recherche (zetesis), l’examen approfondi (skepsis), la lecture, l’audition (akroasis), l’attention (prosochè), la maîtrise de soi (enkrateia), l’indifférence aux choses indifférentes, les méditations (meletai), les thérapies des passions, le souvenir de ce qui est bien, l’accomplissement des devoirs (Hadot, 2002, p. 26). L’auteur accorde une valeur particulière à l’examen de conscience que suppose l’attention à soi (prosochè). Il s’agit d’un exercice à réaliser quotidiennement, voire même plusieurs fois par journée. Le philosophe prend du recul sur ses actes passés, soit une distance critique vis-à-vis de sa manière d’être qu’il confronte au système de valeurs auquel il prétend appartenir. Une des méthodes pour réaliser cet exercice est l’écriture de soi. Le philosophe couche sur le papier les actions effectuées durant une période précise, il s’y raconte. C’est ce que fait Marc-Aurèle dans les Pensées pour moi-même (Hadot, 2002, p. 149). En faisant un anachronisme, cette pratique pourrait aisément être confondue avec une écriture diaristique ou se rapprocher du récit autobiographique. Ce qui est également le cas avec Les Confessions de Rousseau ou les Méditations de Descartes. Elles peuvent effectivement être lues comme un récit autobiographique ou alors comme la réalisation d’une askesis où l’auteur utilise l’écriture pour exercer une tension entre un récit de lui-même et des réflexions philosophiques. Le succès de cette méthode qu’est l’écriture perdure pendant plusieurs siècles comme en témoigne les écrits d’Athanase d’Alexandrie dans la Vie d’Antoine vers l’an 360 (soit environ 40 ans avant les Confessions d’Augustin). P. Hadot en cite le passage suivant (Hadot, 2002, p. 90) :
Que chacun note par écrit, conseille Antoine, les actions et les mouvements de son âme, comme s’il devait les faire connaître aux autres. En effet, poursuit-il, nous n’oserions certainement pas commettre des fautes en public, devant les autres. Que l’écriture tienne donc la place de l’oeil d’autrui.
Ainsi, l’examen de conscience, dont la finalité est la maîtrise de soi, peut être réalisé par une série d’étapes dont la première est l’introspection qui est accomplie grâce à une mise en récit de soi via un medium, l’écriture, et génère alors une deuxième étape, celle de l’extériorisation de soi. L’écriture dépasse la simple condition de support / outils grâce auquel une information peut être transmise et devient la condition sine qua non de l’accès à l’autre.
À titre d’exemple, si nous reprenons le passage cité précédemment de la lettre de Sénèque à Lucilius, Sénèque écrit ceci : « Sans doute l’homme devrait toujours se conduire comme s’il avait des témoins, toujours penser comme si quelqu’un pouvait lire au fond de son coeur ». Exception faite pour l’écriture, la méthode que propose Sénèque est très similaire à celle de Saint-Antoine, et elle s’incarne à travers la lettre qui est employée comme medium. La relecture de la lettre de Sénèque sous le prisme de l’exercice spirituel modifie l’interprétation que l’on peut en faire. De plus, Sénèque nous indique dès le début de la lettre qu’il s’agit de l’exercice de l’examen de soi : « Je vais donc me mettre à m’observer, et, pour plus de sûreté, je ferai le soir la revue de ma journée. » Si nous considérons qu’il s’agit bien là de la réalisation d’un exercice spirituel, et en sachant que Sénèque est un philosophe, nous pouvons en déduire que cette lettre comporte finalement un double enjeu. Le premier est explicite : Sénèque fait une démonstration à Lucilius comme un maître peut le faire avec son élève. Le second est la réalisation de l’exercice pour Sénèque lui-même. En réalisant cet exercice dans le cadre d’une leçon qu’il dispense, Sénèque en profite pour appliquer cette méthode et écrire son examen de conscience qu’il va pouvoir livrer à Lucilius qui, en l’occurrence, incarne l’autre. La conjugaison au futur employée dans la lettre donne à penser que Sénèque prémédite les actions et mouvements qu’il va réaliser dans la journée. Il fait en sorte que ses actions soient vertueuses pour qu’il n’y ait rien dont il puisse avoir honte car il sait que Lucilius sera témoin de son récit.
Cet exemple fait émerger plusieurs propriétés de l’intimité qui sont évoquées dans la lettre de Sénèque et que l’on peut, par extension, appliquer à la philosophie antique. Tout d’abord, cette intimité naît de la pratique de la philosophie et des exercices qui l’accompagnent. Ce n’est donc pas quelque chose qui serait donné et pré-existant à soi, mais quelque chose qu’il faut construire. Ensuite, elle nécessite un medium, dans ce cas-ci l’écriture, pour ajouter un mouvement d’extériorisation à une première dynamique introspective. En somme, le philosophe créé un récit de lui-même afin de mobiliser l’autre et se donner à voir, pour mettre en évidence ce qui lui est intérieur.
Néanmoins, il ne s’agit pas uniquement de se livrer à autrui, d’ailleurs ce n’est pas le regard que l’autre peut porter sur soi qui importe. Qu’il s’agisse de Sénèque ou d’Antoine, leur méthode convoque un autre qui est soit « public », soit « témoin ». L’autre ainsi convoqué dans ce mouvement d’extériorisation est avant tout un autre social et politique. Finalement, le philosophe se doit d’être irréprochable, sa conduite doit correspondre à l’image attendu d’un philosophe dans l’école mais aussi et surtout dans la cité. Il ne dépend pas du regard que peuvent porter les citoyens sur lui, mais plutôt d’un système de valeurs qui le détermine en tant que philosophe. La question de la maîtrise de soi et de l’examen de conscience est donc fondamentalement éthique.
L’intimité n’est donc pas soi et elle ne peut exister que parce qu’il y a présence de l’autre, l’intimité ne serait plus seulement un espace au plus profond de l’être mais un espace qui se trouve entre l’être et l’autre, entre soi et le monde social.
L’amour est un espace intermédiaire
L’intime vient d’être défini comme un espace, cependant celui-ci reste pour l’instant indéterminé. Les frontières de cet espace entre soi et l’autre sont encore relativement flous. Nous proposons d’y remédier et d’éclaircir ce qui est entendu comme espace intime. Quel est cet espace que l’on trouve entre soi et l’autre ? Pour répondre à cette question, il nous faut revenir à l’étymologie de la philosophie qui désigne l’amour de la sagesse. De la même façon que les acceptions contemporaines de l’intimité sont liés à des affects, l’intimité grecque se retrouve associée à la notion d’amour puisqu’elle est le fondement même de la philosophie antique. Il y a donc un point d’entrée, ou un point de départ, dont la teneur est une appétence, un amour et un désir pour la sagesse. Cette définition fait surgir une particularité dans le cas de la philosophie antique.
Précédemment, nous avons vu que la philosophie antique est un parcours de vie au cours duquel le philosophe se détache de sa condition humaine pour se diriger et se rapprocher d’une forme de sagesse divine. Or, cet amour de la sagesse maintient l’être humain dans sa condition humaine puisqu’il est également un désir (subjectif) d’atteindre quelque chose d’inaccessible. Ce désir restera donc insatiable. Par exemple, dans le cas de Socrate, qui pourtant incarne la figure la plus sage parmi les philosophes, il ne pourra jamais prétendre être un sage puisque, comme il le répète dans tous ses dialogues, la seule chose qu’il sait est qu’il ne sait rien. De cette manière, le désir de savoirs de Socrate ne pourra jamais être comblé puisque, quoiqu’il arrive, il ne pourra jamais connaître l’entièreté du monde et ne saura rien comparé à l’immensité des connaissances du monde. Tant qu’il y a la présence de cet amour, le philosophe reste dans le désir de cette sagesse et ne peut pas atteindre le stade de la sagesse même, il est encore dans ce cheminement pour y parvenir. Le chemin à parcourir pour atteindre cet objectif est donc infini, et constitue un espace qui se trouve entre le plan des mortels et celui du divin. C’est ce que P. Hadot démontre lorsqu’il reprend l’association de Socrate à la divinité grecque de l’amour Eros décrite dans Le Banquet de Platon (Hadot, 2002, p. 120). Dans les différentes mises en scène de Socrate réalisée par Platon, celui-ci est décrit comme étant laid, mendiant, les pieds nus et portant un manteau qui protège mal du froid (Platon, 2008, p. 111). Pourtant, il suscite l’admiration et l’amour des plus jeunes au point de jouer le rôle d’amant auprès d’eux (Platon, 2008, p. 126). Ce qu’Alcibiade raconte c’est qu’il n’est pas question de sa beauté car ce n’est pas elle qui fait l’objet du désir mais c’est plutôt ce qu’il incarne : le désir de la Beauté (divine) dont il se sait privé.
Aussi, lorsque les autres hommes aiment Socrate-Éros, lorsqu’ils aiment l’Amour, révélé par Socrate, ce qu’ils aiment en Socrate, c’est cette aspiration, c’est cet amour de Socrate pour la Beauté et la perfection de l’être. Ils trouvent donc en Socrate le chemin vers leur propre perfection. (Hadot, 2002, p. 129)
Dans Le Banquet Socrate n’est ainsi pas associé à Aphrodite (et à la Beauté) mais à Eros. Selon la description faite par Diotime à travers Socrate dans son éloge d’Éros, celui-ci serait le fils des deux divinités Poros (richesse, abondance) et Pénia (pauvreté) (Platon, 2008, p. 81). Dans l’histoire de Platon, c’est lors du banquet donné à l’occasion de la naissance d’Aphrodite que Pénia, déesse de la pauvreté, rencontre Poros étendue dans le jardin de Zeus, ivre de nectar, alors qu’elle vint intialement à cet événement pour y mendier. Poros est la divinité de la richesse et de l’abondance, soit tout l’opposé de Pénia qui décide alors de se faire faire un enfant de ce dernier : Éros. Éros hérite des traits de ces parents. De sa mère, Pénia, il hérite de l’indigence. Éros est « toujours pauvre, […] rude, malpropre, va-nu-pieds et il n’a pas de gîte ». De son père il tient des qualités allant de la virilité à l’appétence pour les savoirs philosophique, magique et la sorcellerie.
Platon juxtapose les descriptions d’Eros et de Socrate dans Le Banquet, avec d’abord l’éloge d’Éros, réalisée par Socrate, suivie de l’éloge de Socrate, réalisée ce coup-ci par Alcibiade. Cette juxtaposition des éloges donne l’impression d’assimiler Socrate à la figure divine qu’est Éros. Toutefois, Diotime nous dit qu’Éros n’est pas un dieu, qu’il est un daimon, soit un intermédiaire entre les dieux et les humains parce que, tout comme Socrate, il sait qu’« il n’est ni immortel ni mortel, ni beau ni bon, ni savant » (Platon, 2008, p. 82). « Éros est ainsi désir de sa propre perfection, de son vrai moi. Il souffre d’être privé de la plénitude de l’être et aspire à l’atteindre » (Hadot, 2002, p. 126). N’étant ni des êtres mortels ni des êtres divins, ni Socrate, ni Éros ne peuvent plus être décrit selon ces natures là. Cette description les rend tous deux atopos, c’est-à-dire sans lieu, inclassable, et les renvoie alors à une autre nature : les daimons. Ainsi le plan démonique (Hadot, 2002, p. 130), là où se trouve les daimons qui ne sont ni dieu ni mortel, est un plan intermédiaire que l’on peut situer entre le plan des humains et celui des dieux.
Platon nous indique que les philosophes, de part leur amour/désir de la sagesse, accèdent puis arpentent ce plan intermédiaire, cet atopos. Ce passage à un autre plan d’existence illustre ce que recherche le philosophe dans sa pratique, et symbolise le détachement du corps et des affects. Le passage du monde des mortels vers celui qui se rapproche du divin signifie la mort de celui qui veut s’y rendre, parce qu’il modifie son rapport au monde. Pour aller dans ce sens, P. Hadot signale également que l’étymologie du nom du père d’Éros, Poros, signifie « passage », caractéristique dont hérite son fils Éros. Ainsi c’est grâce à cet Amour, qui devient un passage, que le philosophe peut se rendre sur le plan démonique. De la même manière, lorsque Socrate est comparé aux « Silènes que l’on ouvre », il devient ce passage qui mène entre les dieux et les mortels (Platon, 2008, p. 125) et c’est ainsi qu’il devient atopos. La philosophie antique ne s’arrête pas seulement à ce désir et cet amour de la sophia. Le philosophe parcours le chemin ouvert par ce désir, il doit avancer dans le plan démonique pour atteindre le plan divin. Néanmoins, le fait d’arpenter ou de parcourir cet espace intermédiaire semble impossible à réaliser puisque sa caractéristique principale est d’être atopos, inclassable et indéfinissable. En un sens il s’agit là d’un plan qui n’a pas de matérialité. Alcibiade nous met cependant sur une piste pour résoudre ce problème puisque dans son éloge, ce sont les discours de Socrate qu’il faut ouvrir et « si on les observe et si on pénètre en leur intérieur, on découvrira dans le fond qu’ils sont les seuls à avoir du sens, et ensuite qu’ils sont on ne peut plus divins » (Platon, 2008, p. 125). Dans ce passage Socrate incarne un double personnage : il est d’abord le Silène Eros-Socrate qui ouvre l’espace intermédiaire puis il est Socrate le philosophe qui accompagne ses auditeurs à travers ses discours. Si l’image de Socrate génère cet Amour et un désir pour la philosophie, ce sont bien ses discours « on ne peut plus divins » qui détiennent une part de sagesse.
Le périple du philosophe dans cet espace intermédiaire prend à cet instant la forme d’une prise de parole, donc d’un medium particulier qui peut être décrit. Il n’est plus atopos. C’est là la mise en place d’un topos qui dure le temps d’un discours ou d’un dialogue comme celui du banquet. Nous pouvons extrapoler ce cas de figure et appliquer la création d’un topos particulier avec des frontières bien précises à l’ensemble des exercices spirituels que nous avons listé précédemment. Les exercices spirituels deviennent des outils pour aider le philosophe à créer un chemin unique et personnel dans cet espace entre dieux et mortels. Ce parcours, avec ses frontières bien délimitées, est jalonné de lectures, de discours, de dialogues, de rencontres ; soit de tout autant de medium qui définissent le philosophe : ces différents topos forment ainsi son intimité.
La vaste étendue que représente l’amour de la sagesse se retrouve ainsi délimitée par l’askesis du philosophe. Autrement dit, ce sont les différentes interactions du philosophe avec le monde qui le façonnent. Ainsi, l’intimité est un espace que l’on construit à travers la pratique des exercices spirituels. Il ne s’agit pas d’un espace déterminé mais d’un espace dont il faut délimiter les frontières et les renégocier pour avancer vers cette Sagesse. L’intime devient ainsi un espace de construction de soi. La relation que le philosophe entretient au divin se crée en soi, à travers ce plan intermédiaire que nous propose Diotime, et par extension à travers les médiums qui le jalonnent.
Les paradoxes de l’intime
D’un autre côté, la conception chrétienne de l’intime modifie complètement les propriétés que nous venons d’énoncer. Augustin écarte partiellement les préceptes de la philosophie antique lorsqu’il rejette les plans de médiations intermédiaires par lesquels passent les philosophes pour atteindre la sagesse (Augustin, 1993, p. 399) au profit d’un unique Médiateur, le Verbe (et ses Écritures) (Augustin, 1993, p. 401). Ce rejet n’est pas anodin et modifie complètement le paradigme de l’être puisque selon cette approche le divin et le sacré résident d’ores et déjà dans l’intimité. À partir des Confessions, l’intime passe d’un espace dont les frontières sont à délimiter à un espace transcendant et immuable. Ce changement dans les fondements même de l’intime est à l’origine de plusieurs paradoxes qui y subsistent encore aujourd’hui.
Le premier paradoxe provient de cette charnière entre les deux périodes grecque et chrétienne. Lorsque Augustin s’affranchit de la conception grecque et introduit la particularité humaine d’une mémoire transcendante au sein de laquelle se trouvent les connaissances et les savoirs oubliés, il perturbe la nature même de l’intime. Cette transition comporte un paradoxe entre d’une part une intimité grecque qui cherche à se détacher du corps et des affects à des fins d’universalisation, et d’autres parts l’intimité chrétienne qui, au contraire, renvoit aux dimensions subjective, sacrée et à soi. Ces configurations se distinguent par les topos différents qu’elles présentent. Du côté des grecs nous avons affaire à un topos qui se construit à partir de l’amalgame des mediums qui interviennent dans le façonnage du philosophe alors que du côté du christiannisme, le topos pré-existe l’être puisqu’il se trouve en lui. La plus grande partie s’en trouve pourtant cachée, et c’est l’interaction avec des extériorités qui permet d’en dévoiler/déplier de nouvelles parties.
Ensuite, F. Simonet-Tenant souligne l’aspect paradoxal de l’intime entre d’une part la soustraction de choses au monde, accompagnée d’une certaine isolation, et d’autre part la nécessité du lien à l’autre que l’intime appelle (Simonet-Tenant, 2020). C’est à ce paradoxe que François Jullien tente de répondre dans son ouvrage De l’intime : loin du bruyant Amour en réconciliant ces deux aspects ensemble (Jullien, 2013). Il s’appuie sur les Confessions d’Augustin pour étayer sa thèse de la présence de l’autre comme inconditionnel de l’intime. C’est parce qu’il y a une ouverture entre moi et l’autre (Dieu chez Augustin) qu’il y a l’intime. Autrement dit, chez Jullien, l’intime est avant tout un espace au sein duquel on rencontre l’autre, tout du moins un espace où l’autre est admis. Cependant, la teneur de ce paradoxe dépasse la question de l’ouverture de soi à l’autre. Le point initial du paradoxe consiste à admettre une propriété de retrait du monde pour définir ce qu’est l’intime : on ne veut pas que le monde voit ou sache tout du moi. Néanmoins, cette position isolée du monde n’est pas satisfaisante puisqu’elle exclut l’autre de façon irrémédiable. Il faut donner une certaine porosité à ce monde en retrait pour pouvoir admettre cet autre à l’intérieur. Seulement, cette admission ne se réalise pas simplement puisqu’elle prend cette double forme à la fois : (i) le « mode relationnel » hérité du christiannisme et (ii) la « conquête d’un espace », qu’il s’agisse d’un journal, d’une chambre, d’un boudoir, etc. Voilà le paradoxe de cette intimité qui doit faire coexister ces deux formes ensemble alors que l’une renvoit à une forme immatérielle et l’autre à une forme matérielle et tangible. Puisqu’elle hérite de ces deux formes, et que l’on désigne l’intimité soit par l’une soit par l’autre, par exemple une relation intime avec quelqu’un ou un espace à soi, on crée une ambiguité qui participe à troubler la définition de l’intime que nous pouvons en retirer.
Ce deuxième paradoxe met en évidence une nouvelle différence entre ces deux intimités que nous comparons. Du temps des grecs, ce paradoxe n’existait pas puisque l’intime ne comportait pas ce retrait du monde qui aujourd’hui le caractérise. Le retrait du monde apparaît avec la période chrétienne et avec l’acte de confession : c’est là l’espace où l’on peut raconter ce qui doit être caché au reste de la société, des choses dont on a honte et qui sont liées aux péchés. Or, la philosophie antique, nous l’avons vu, nécessite un ensemble d’interactions avec un autre social et politique pour se construire. Il n’y a pas de modalité de révélation de l’intimité du philosophe à cet autre puisque celui-ci est intégré comme partie consituante de cette intimité. Finalement, l’intimité grecque, et donc le philosophe, n’existe que parce qu’elle s’insère dans une sphère politique et sociale, que ce soit à l’échelle d’une école, d’une cité ou d’un empire.
Conclusion : définir l’intimité du chercheur
L’objectif de ce document était de lever l’ambiguité sur l’emploi du terme « intime » dans cette recherche. Après ce bref tour d’horizon sur la diversité des formes de l’intime, nous allons conclure sur ce que nous appelons l’intimité du chercheur telle quelle sera mobilisée par la suite. Dans ce cas de figure précis, nous évacuons l’ensemble des acceptions contemporaines et des connotations sexuelles qu’elles peuvemt embarquer pour revenir à une définition proche de son étymologie du superlatif de l’intérieur.
Nous avons observé deux héritages distincts de cette étymologie. Tout d’abord l’héritage des philosophes de l’antiquité où l’intime est un espace à construire selon une méthode et un mode de vie rigoureux. Cette construction permet de produire le philosophe dans la Cité (qui se distingue du seul exercice intellectuel représenté par les sophistes). Ensuite, il y a la conception de l’intimité chrétienne, qui elle est constituée d’un espace en soi et dont les frontières pré-existent à l’individu. Cet héritage, nous l’avons vu, survit dans les acceptions contemporaines de l’intimité.
Toutefois, la tradition chrétienne n’est pas la seule à subsister dans le temps. Malgré les déformations subies lors de l’expansion du christiannisme, la tradition des exercices spirituels pratiqués par les anciens persiste en Occident à travers les siècles sous diverses formes que l’on retrouve d’abord chez les chrétiens avec Antoine et Augustin puis quelques siècles plus tard à l’époque des Lumières, comme avec Rousseau qui en est l’exemple parfait pour ce qui est de l’écriture et du récit de soi avec son oeuvre Les Confessions ou encore les Méditations de Descartes. Cette tradition ne s’est pas perdue et ce sont les sciences humaines et les lettres qui aujourd’hui en sont les héritières. En conséquence, pour cette recherche, nous associerons et nous démontrerons que l’intimité du chercheur est similaire à celle des philosophes de l’antiquité.
S’opèrent alors une bascule et un détachement du corps physique du chercheur au profit d’un corps de textes pour créer un espace intermédiaire dont les frontières sont encore à définir. Cet espace intermédiaire, similaire au plan démonique, n’est plus seulement un plan entre l’individu et les dieux, mais devient un plan qui se trouve entre l’individu et la sphère sociale auprès de laquelle il a des prétentions. Au même titre que les écoles de philosophie, cette sphère sociale est définie par un ensemble d’acteurs et par un système de valeurs qui la caractérisent. À nouveau, la construction de l’intimité du chercheur relève ainsi de l’application d’une éthique et d’une morale commune aux différentes existences de cette sphère sociale.
Bibliographie
Notes pour la suite
- intime != identité, l’intime est un espace de co-construction et pas l’identité (intime = espace dans lequel se construit l’identité?)
- introduction du medium et de la théorie des media
- introduction de la trace et de l’écriture
- introduction au fonctionnement des revues / publications scientifiques
- introduction à l’espace et au lieu, au topos (et au choros), cf Merzeau, Vitali-Rosati, Paltrinieri,
- récit de soi (Buttler, Galichon, Simonet-Tenant, etc.)
- transition vers les correspondances + correspondances scientifiques + premières revues savantes
- introduction à la mémoire et à l’oubli + questio nde la transmission (c’est peut-être ambitieux, peut-être garder ça comme ouverture ?)
https://www.cnrtl.fr/definition/intime↩︎